Jan Masaryk, une histoire de la République tchécoslovaque

Jan Masaryk, photo: Library of Congress

Le film Masaryk, auréolé de pas moins de douze Lions tchèques, ces statuettes qui récompensent le cinéma tchèque, sort ce jeudi dans les salles obscures de République tchèque. Une raison suffisante pour revenir dans cette rubrique historique sur le parcours de cet homme, Jan Masaryk, le fils du premier président tchécoslovaque Tomáš Garrigue Masaryk, diplomate à Londres dans l’entre-deux-guerres puis ministre des Affaires étrangères. Pour évoquer son destin tragique, l’historien Alain Soubigou, auteur notamment d’une biographie sur le père, a répondu aux questions de Radio Prague :

Jan Masaryk,  photo: Library of Congress
Jan Masaryk, le deuxième fils de Tomáš Garrigue Masaryk, est né en 1886. Il fait donc partie de la génération des hommes envoyés à la guerre, et participe à la Première Guerre mondiale dans le camp austro-hongrois. Quelle est son expérience de la guerre ?

« Il avouait lui-même n’avoir jamais tiré un coup de fusil. Tout de suite après la guerre, il a affirmé qu’il était en bataillon disciplinaire en Galicie. En réalité, il s’occupait plutôt des chevaux et son père avait fait le nécessaire pour qu’il ait une bonne paire de bottes. Il n’a pas vraiment fait une guerre très fatigante. Il a terminé la guerre sur le front italien, qui était un peu plus remuant. Néanmoins, il n’a été ni blessé ni vraiment confronté aux horreurs de la Première Guerre mondiale, que des dizaines de millions de combattants ont dû affronter. Son grand frère Herbert n’a lui, pas survécu à la guerre car il a été atteint par le typhus en 1915 et il en est mort. Si on peut comparer des trajectoires, le vécu de la guerre de Jan Masaryk est difficile, mais comme pour beaucoup de combattants. Il n’a été ni blessé, ni tué. »

Au sortir de la guerre, Jan Masaryk occupe d’abord un poste de chargé d’affaires aux Etats-Unis. En 1925, il est nommé ambassadeur à Londres. Comment se fait-il qu’il se tourne vers une carrière diplomatique ?

« Il était un peu inespéré de le voir travailler dans les services diplomatiques, au regard de ses études plus que moyennes avant la Première Guerre mondiale. Comme vous le dites, il est jeune, né en 1886, donc il a deux ans de moins qu’Edvard Beneš, qui était lui-même un ministre des Affaires étrangères très jeune au sortir de la guerre. Il y a beaucoup d’opportunités qui s’ouvrent dès lors que les fonctionnaires austro-hongrois ont quitté Prague et ont laissé toute une série de fonctions sans titulaires. Et d’autre part, la jeune République qui transforme Prague de ville de province en capitale a besoin de compétences un peu partout dans le monde pour la représenter dans des ambassades. Et c’est dans ce courant d’air que s’inscrit la trajectoire de Jan Masaryk. »

Lors de cette nomination à Londres, certains parlent de népotisme. Quelle est la réalité d’une telle accusation ?

« Le terme de népotisme est tout à fait déplacé, il n’est pas adéquat. J’ai parlé d’opportunités qui s’ouvraient à toute une génération d’hommes compétents. Il n’avait pas le titre de docteur en droit (JuDr), très recherché dans l’Autriche-Hongrie, et il n’avait même pas la maturita (l’équivalent du baccalauréat). On peut imaginer qu’en effet, il aurait bénéficié d’appuis et de facilités, mais jamais son père Tomáš Garrigue Masaryk, ni Edvard Beneš, le ministre des Affaires étrangères, n’auraient envoyé à Londres un ambassadeur incompétent et au-dessous de la tâche.

Finalement, Jan Masaryk a été excellent dans la partie mondaine de la fonction d’un ambassadeur de l’entre-deux guerres, et était un orateur né. Grâce à sa mère, il était très doué au piano, et a accompagné à plusieurs reprises de très grandes cantatrices comme Ema Destinnová lors de ‘bœufs’, des concerts improvisés. Il a été excellent dans la partie mondaine de son rôle, donc non, il n’y a pas eu de népotisme mais comme disent les anglais, c’était ‘the right man in the right place’. »

Jan Masaryk,  photo: ČT
A propos du travail de Jan Masaryk à Londres, vous parliez de ses qualités pour la vie mondaine, mais de cet échec que constituent les accords de Munich. Le Royaume-Uni n’est pas favorable à une aide pour les Tchécoslovaques menacés par les Allemands. On peut pourtant imaginer que Jan Masaryk a essayé de convaincre Londres de prendre parti pour les Tchécoslovaques. Pourquoi a-t-il échoué ?

« Un gros point fort de Jan Masaryk dans le milieu londonien, c’est son bilinguisme en anglais, il parle de manière tout à fait limpide puisque c’est la langue de sa mère américaine. Et puis à la maison durant son enfance, on parlait anglais très facilement, son père aussi parlait très bien anglais. Et les rencontres à domicile dans la famille Masaryk avait quand même habitué le jeune Masaryk à approcher de grands personnages de l’identité nationale tchèque, à jauger les hommes. Jan Masaryk a deux grands atouts : le premier est linguistique, et le deuxième réside dans sa capacité à détecter des vrais puissants de ce monde.

Inversement, il y avait des fragilités personnelles chez Jan Masaryk. Relativement tardivement, à la fin des années 1930, il épouse Frances Crane Leatherbee, une américaine issue des Crane, la famille qui l’avait accueilli avant la guerre. Frances avait déjà trois enfants d’un premier mari, leur mariage a très vite volé en éclats, Jan Masaryk était divorcé en moins de cinq ans. Il n’a jamais eu une relation conjugale durable, n’a pas construit de famille, ce qui est plutôt un point faible, une difficulté, du point de vue de l’homme Masaryk.

Mais l’échec final dans la mission à Londres est-il seulement redevable à l’inefficacité ou à l’incapacité à peser sur les décisions d’un gouvernement ? Rappelons le milieu politique des années 1930 en Angleterre, et à Londres, qui était largement contaminé par le nazisme. Jan Masaryk devait ainsi discuter avec un milieu qui n’était pas d’emblée favorable à la construction de la Tchécoslovaquie, une démocratie fragile en Europe centrale. Je mesure beaucoup les critiques à l’encontre de Jan Masaryk compte tenu du milieu très particulier à Londres, sans-doute beaucoup plus compliqué que le milieu parisien de la même époque dans la deuxième moitié des années 1930. »

Après les accords de Munich, il démissionne de son poste et s’exile aux Etats-Unis. Ensuite, quand la Tchécoslovaquie est totalement occupée par les nazis, il rejoint Londres, et devient ministre des Affaires étrangères du gouvernement en exil d’Edvard Beneš. Quel rôle joue-t-il à Londres ?

Je suis parti en ministre libre et je reviens en valet de Staline.

« D’abord à Londres, il joue un rôle très important d’intermédiaire puisqu’il résidait à Londres depuis une quinzaine d’années, avait des connexions et i connaissait tout le monde. Il aurait pu être un homme de dossiers comme Edvard Beneš, mais il ne l’est pas. Il organise des soirées amicales, des soirées-jeux, et astucieuses, où l’on s’amuse bien. Cela crée une très bonne ambiance dans une période, la guerre, qui est tout sauf drôle. Et il a une capacité à mettre de son côté des personnages qui voient les causes démocratiques ou tchécoslovaque d’assez loin. De ce point de vue-là, il a été irremplaçable. »

Durant les années d’après-guerre, comment Jan Masaryk voit et vit la montée en puissance des communistes ?

« Le tournant, c’est la proposition du plan Marshall au mois de mai 1947. Auparavant, la Tchécoslovaquie, beaucoup mieux que les autres pays d’Europe centrale et orientale, réussit à maintenir des standards démocratiques – le parti communiste est contenu - et des élections libres avec un pluripartisme qui fonctionne à peu-près. En mai 1947, lorsque le secrétaire d’Etat américain Marshall propose un grand plan d’aide qui, je le rappelle, concernait aussi l’URSS, les pays du bloc de l’Est déjà sous la pression de Moscou renoncent les uns après les autres à cette proposition américaine. La Tchécoslovaquie, avec la Pologne qui hésite aussi, est le dernier pays à devoir dire non. C’est cette occasion qui fait que Jan Masaryk prononce cette phrase cruelle en juillet 1947 : ‘Je suis parti en ministre libre et je reviens en valet de Staline’.

C’est la question de l’acceptation ou du refus du plan Marshall. L’Europe de l’Ouest accepte le plan Marshall, les pays d’Europe centrale se posent la question, mais l’URSS interdit alors ce qui paraissait depuis Moscou, et pour Staline, être une inféodation à Washington. C’est le grand mérite de la Tchécoslovaquie d’avoir réussi à faire fonctionner pendant quand même deux ou trois années une démocratie non négligeable. Après février 1948, la messe est dite, les choses sont devenues claires : la Tchécoslovaquie tombe du côté de Moscou. »

Après février 1948, la messe est aussi dite pour Jan Masaryk. Il est retrouvé mort le 10 mars 1948 au pied d’une fenêtre du ministère des Affaires étrangères. Jusqu’à aujourd’hui, le mystère plane sur sa mort : les communistes ont dit qu’il s’était suicidé, certains prétendent au contraire qu’il a été assassiné. Que sait-on aujourd’hui de la mort de Jan Masaryk ?

Jan Masaryk,  photo: ČT
« Il y a tout un contexte. Au mois de février 1948, les communistes mettent une pression maximale sur le gouvernement tchécoslovaque. Ils ont noyauté le ministère de l’Intérieur qui organise l’élection, qui, semble-t-il, risquait de donner la minorité aux communistes. Les communistes précipitent donc le mouvement en février 1948 et onze ministres démocrates démissionnent sur vingt-quatre et Jan Masaryk est en position de faire la décision d’un côté ou de l’autre. Si douze ministres démissionnent, le gouvernement est obligé de tomber. Mais Jan Masaryk retire sa décision. Les onze ministres, croyant que Masaryk démissionnerait, démissionnent ; lui ne démissionne pas. De ce fait, le président du conseil Klement Gottwald décide de remplacer les ministres démissionnaires et il les remplace par des communistes. C’est un coup d’Etat légal en quelque sorte qui a été perpétré par les communistes.

De ce fait, Jan Masaryk s’est trouvé dans une situation très ennuyeuse. Devant la tombe de son père en 1937, il avait dit : ‘nous resterons fidèles’, ‘Věrni zůstaneme’. Nous resterons fidèles au message de Masaryk et à Beneš. Et Jan Masaryk, dans les jours pénibles de février 1948, s’est dit qu’il ne pouvait pas abandonner Beneš face aux communistes. C’est par fidélité à son père et à Beneš qu’il est resté au gouvernement, surtout pas par opportunisme. Il a essayé pendant encore une quinzaine de jours de jouer au plus fin et puis finalement cela se termine dans la nuit du 9 au 10 mars 1948.

La version communiste, c’est une version. Il y a la version de la police en 2003, après plusieurs allers-retours, plusieurs variantes, des expérimentations de l’Académie des sciences, avec des physiciens qui ont essayé de comprendre la trajectoire du corps, etc. Je crois qu’en fait, on ne saura probablement pas la vérité définitive au-delà d’un rapport de police qui dit un petit peu ce qu’il veut. Je crois que l’interprétation, elle se fait de manière plutôt philosophique.

L'appartement de Jan Masaryk,  photo: Olga Vasinkevich
De deux choses l’une : ou les communistes ont soulevé – la fenêtre était assez haute – le corps de Jan Masaryk, vivant ou pas, et l’ont poussé par la fenêtre, et c’est une horreur. C’est la première hypothèse, un assassinat direct. Ou, deuxième hypothèse, Jan Masaryk, soit sous la menace immédiate de gens qui frappent à sa porte, de gens qui lui voulaient du mal à la porte de son appartement de fonction au ministère des Affaires étrangères, s’est jeté ; ou bien, en présence même des personnes menaçantes, ou sous la pression psychologique tout simplement, il s’est jeté. C’était d’ailleurs l’hypothèse de son dernier secrétaire, Antonín Sum, qui disait qu’il avait voulu attirer l’attention de l’Occident sur ce qui était en train de se tramer par les communistes dans le pays. Et cette deuxième hypothèse d’un suicide n’est pas plus honorable pour les communistes. La pression psychologique a été au moins aussi puissante, si c'est cette hypothèse, que des mains assassines l’auraient poussé. Donc, suicide ou assassinat, je crois qu’aucune hypothèse n’est bonne pour les communistes de l’époque. Je crois que le fin mot, on ne le saura jamais vraiment. Il n’y a pas de preuves vraiment décisives dans un sens ou dans l’autre. Mais les deux hypothèses ne sont pas bonnes du tout pour les communistes. »

Quand Jan Masaryk meurt, ses funérailles sont l’occasion d’un rassemblement d’une foule immense. Qu’est-ce qui explique que la popularité de Jan Masaryk était aussi importante ?

« Je serais mesuré. D’un côté, il porte le nom d’un grand personnage, le nom de son père, Tomáš Masaryk, qui a fondé la République, et cela lui assure une célébrité tout à fait hors-norme. D’un autre côté, n’oublions pas qu’il a servi pendant quasiment deux décennies, directement comme ambassadeur mais sous forme de mission. Il a souvent été absent du territoire pendant l’entre-deux-guerres et puis ne parlons même pas de la période de la guerre où il a été consigné à Londres. Il est certes populaire, mais pas si connu que ça. Il est populaire aussi parce qu’il a adressé à son pays depuis Londres des conversations appelées ‘Volá Londýn’ (‘Londres vous parle’), où il a entretenu la flamme de la résistance antinazie. Donc il a une certaine célébrité mais jusqu’à un certain point.

Les obsèques de Jan Masaryk,  photo: CC0 1.0
Ce qui se passe au moment des obsèques au mois de mars 1948, c’est que tous les Tchèques, et spécialement les Pragois qui sont venus assister à ces obsèques, ont bien l’impression que c’est un tournant. C’est un peu de la République de son père, c’est beaucoup de la démocratie qui avait tant bien que mal fonctionné même après la guerre, qui disparaît avec Jan Masaryk. C’est ça que les très nombreux Pragois – quand on voit les photos avec le très long défilé sur la place de la Vieille-Ville, malgré le froid, c’est en plein hiver – c’est cela que les Pragois et les Tchécoslovaques plus largement ont voulu honoré. C’est la fin d’une époque, la fin de la liberté et il y a là une sorte de prescience des Tchécoslovaques et des Pragois : ils savent qu’ils partent pour quatre décennies de période très difficile. »