François Mitterrand et la Tchécoslovaquie

François Mitterrand, photo: Public Domain

A l’occasion du centième anniversaire de la naissance de François Mitterrand (1916-1996) et de la parution d’un livre du journaliste Milan Syruček sur « le destin du grand homme », était organisée au Sénat tchèque ce mardi une conférence consacrée à l’œuvre européenne de l’ancien président français. Avec Hubert Védrine, Jaroslav Šedivý ou bien encore le chef de la diplomatie tchèque Lubomír Zaorálek, l’échange a permis de mettre en perspective la politique de François Mitterrand vis-à-vis de cette Europe qu’il appelait « de l’Est ». Une politique qui reste marquée pour les Tchèques par le petit-déjeuner de décembre 1988 avec les dissidents tchécoslovaques, dont Václav Havel.

Vers la chute des régimes communistes

François Mitterrand,  photo: Public Domain
Celui que le chanteur Renaud et d’autres avec lui appelaient affectueusement « Tonton » aurait célébré cette année son centième anniversaire. Car comme l’a souligné Hubert Védrine, François Mitterrand est né en 1916, durant la bataille de Verdun et sa vie a ainsi été marquée par les grandes tragédies de l’histoire du XXe siècle. L’ambassadeur français en poste à Prague, Jean-Pierre Asvazadourian, qui vient tout juste de quitter ses fonctions, a lui établi un autre lien, celui-là entre la naissance de Mitterrand et l’histoire tchèque :

« François Mitterrand a vu le jour à Jarnac en Charente, en moment même où se formait dans cette ville une unité de légionnaires tchécoslovaques, qui deviendra le 22e bataillon tchécoslovaque, l’un des éléments constitutifs de la nouvelle République tchécoslovaque. »

L’intitulé de la conférence était clair, il s’agissait de discuter l’œuvre européenne de François Mitterrand et son héritage aujourd’hui. Ayant lieu à Prague et au vu de la qualité des intervenants, la question de sa politique à l’égard de la Tchécoslovaquie puis de la République tchèque a été logiquement largement abordée.

L’exposé de Hubert Védrine, conseiller très proche de François Mitterrand à différents postes durant ses deux septennats, de 1981 à 1995, a permis de lier ces différentes dimensions. Le diplomate, ministre des Affaires étrangères sous le gouvernement Jospin, a présenté la situation géopolitique européenne telle qu’elle se présentait lors de l’accession au pouvoir du candidat du parti socialiste. Les relations internationales sont alors marquées par la crise des euromissiles. Partisan d’une ligne de fermeté à l’égard de Moscou, qui a placé des missiles SS-20 visant l’ouest du Vieux Continent, François Mitterrand entame à cette époque une collaboration poussée avec le chancelier allemand Helmut Kohl. Selon M. Védrine, Mitterrand a dès le départ la certitude que l’Union soviétique et les démocraties populaires sont à terme condamnées :

« Ce qu’il faut avoir en tête, c’est que, quand François Mitterrand voyait venir le changement, cela s’est évidemment accéléré quand Gorbatchev est arrivé. Parce que Gorbatchev a expliqué à George Bush père, à Mitterrand, à Thatcher, etc. qu’il n’emploierait jamais la force pour maintenir les régimes communistes en Europe centrale et orientale. Donc, dès ce moment-là, pour nous autour de Mitterrand, la cause était entendue, ces régimes étaient morts. C’était des morts-vivants, mais on ne savait pas quand cela allait se concrétiser. »

François Mitterrand,  Helmut Kohl,  photo: Bundesarchiv,  B 145 Bild-F076604-0021 / Schaack,  Lothar / CC-BY-SA 3.0
La mort attendue de ces régimes implique d’anticiper quel sera ensuite le nouveau visage de l’Europe. Hubert Védrine rappelle que certains considéraient que cette affaire ne pouvait s’achever que par la guerre. Dès sa réélection en 1988, François Mitterrand annonce sa volonté de se rendre dans tous les pays d’Europe centrale et orientale, à l’exception de la Roumanie de Ceausescu. Il s’agit en particulier de nouer des relations avec les forces dissidentes qui semblent devoir être, dans un horizon de temps forcément incertain, les futures classes dirigeantes de ces contrées, de pouvoir par la suite accompagner leur transition démocratique et leur probable volonté de se tourner vers l’ouest du continent européen. Hubert Védrine :

« Cela s’est traduit par le fait qu’il a voulu aller à Prague très vite parce qu’il y avait un symbole historique, le poids de l’histoire : Munich, l’avant-guerre, l’après-guerre, etc. Mais il a été partout en fait. »

Partout, la mémoire de cette visite reste vivace, et particulièrement en Tchécoslovaquie, au regard de la légitimité que va accorder pour la première fois un pays comme la France à la dissidence tchécoslovaque.

Durant son intervention, Jaroslav Šedivý, historien ayant officié en tant qu’ambassadeur à Paris au début des années 1990, a développé les circonstances de la visite présidentielle dans le pays. Elle était d’abord envisagée le 28 octobre, mais devant la portée symbolique de cette date anniversaire de l’indépendance de la Tchécoslovaquie, les autorités tchécoslovaques ont préféré convenir d’un moment ultérieur, en l’occurrence le 10 décembre. Hasard du calendrier peut-être, il s’agit de la Journée internationale des droits de l'Homme.

François Mitterrand pose trois conditions à sa visite. Il souhaite rencontrer les dissidents ; la requête est acceptée et cela donnera lieu au petit-déjeuner historique du 9 décembre 1988. En second lieu, il entend s’entretenir avec le cardinal František Tomášek ; c’est également accepté. D’après Jaroslav Šedivý, le président français lui aurait tout d’abord demandé s’il pouvait lui parler tout à fait ouvertement, c’est-à-dire sans crainte d’être écouté. Question à laquelle le prélat aurait répondu par l’affirmative tout en indiquant vigoureusement le contraire en agitant les bras. Enfin, Mitterrand veut rencontrer des étudiants tchécoslovaques ; cela sera chose faite à Bratislava.

Jaroslav Šedivý,  photo: Krokodyl,  CC BY 3.0 Unported
En marge de sa visite, François Mitterrand a accordé un entretien, pour le moins fascinant, à Radio Prague, dont on trouve trace dans nos archives. Sans céder à une conception téléologique de l’histoire, l’échange donne l’impression d’un président qui songe déjà à l’après-communisme. Notamment quand Mitterrand évoque sa vision de la coopération future entre ce qui est alors la Communauté européenne économique, l’Europe des Douze, et les pays appartenant encore au dit bloc de l’Est :

« Je souhaite très vivement un rapprochement et des échanges entre ce que j’appellerais les deux parties de l’Europe. Ce sont les hasards de la dernière guerre mondiale qui ont tracé cette sorte de frontière, politique, économique, sociale, philosophique peut-être. Mais que je ne crois pas culturelle. Ce sont les hasards de la guerre, et puis la force des idéologies ou des systèmes en place. A travers le temps qui vient, je crois que nous devons prendre conscience que nous appartenons au même continent. M. Gorbatchev a parlé d’une maison commune… Enfin, notre destin est lié, quel que soit l’expression que l’on choisisse. »

Et François Mitterrand d’ajouter, que, lors d’une conversation récente avec M. Gorbatchev, il lui indiquait trouver « plaisante » l’expression « maison commune », mais qu’il pensait déjà lui « à meubler les étages ». Meubler les étages, cela passe par cette rencontre avec les dissidents.

Le petit-déjeuner du 9 décembre 1988

La rencontre a lieu au palais Bucquoy, à l’ambassade de France à Prague, au matin donc du 9 décembre 1988. Huit dissidents sont présents et parmi eux Václav Havel, dont l’anecdote bien connue veut qu’il ait pris le soin d’amener une trousse de toilette au cas où il serait arrêté dès après l’entrevue. Il y avait aussi Petr Uhl, signataire de la Charte 77, journaliste et politique majeur de la période qui s’ouvrait alors. Présent pour assister à la conférence, il s’est souvenu du fameux petit-déjeuner :

Le petit-déjeuner avec président François Mitterrand et Václav Havel le 9 décembre 1988 | Photo: Site officiel de l'Ambasade de France à Prague
« Pour moi au moins, c’était très étonnant : François Mitterrand nous a posé une question importante : ‘Cela ne vous gêne pas si après ce petit-déjeuner, je me rends au Château de Prague et je discute avec Husák et avec les autres ?’. Nous étions surpris tout d’abord et puis nous lui avons dit : ‘Mais au contraire ! C’est une influence votre présence ici et cette discussion. Mais seulement, la discussion avec Husák est tout à fait correcte, sous la condition que vous lui rappeliez les prisonniers politiques. Et voilà la liste !’. Et je lui ai donné la liste parce que je le faisais au nom du Comité pour la défense des personnes injustement persécutées. Il a pris la liste et il était très heureux que nous acceptions son intention d’aller au château et de parler avec le président de la République et le premier secrétaire du parti communiste. »

Inauguré à l’été 2015 dans les jardins du Palais Pálffy à Prague, un buste à l’effigie de François Mitterrand commémore désormais ce petit-déjeuner. Un peu moins d’un an après sa tenue survenait la Révolution de velours et le régime communiste était balayé. Nombre de dissidents d’hier vont alors occuper les plus hautes fonctions de l’Etat, Václav Havel évidemment, qui devient le président de la République, et d’autres également comme Jiří Dienstbier père, qui prend la tête de la diplomatie tchécoslovaque.

« L’incompréhension » du projet de Confédération européenne

Au début des années 1990, Jean-Pierre Asvazadourian entame sa carrière internationale à Prague. S’il regrette de ne pas avoir pu assister à la rencontre de décembre 1988, le jeune diplomate a alors l’occasion de participer à d’autres événements importants pour les relations franco-tchécoslovaques :

« Mitterrand est revenu en 1990 pour un autre petit-déjeuner où il avait convié le président Havel cette fois-ci. Et puis en 1993, cinq ans exactement après le petit-déjeuner, François Mitterrand est revenu le 9 décembre 1993. Il a déjeuné avec Václav Havel et ensemble ils ont en quelque sorte ‘ré-inauguré’ l’Institut français. Donc, c’était aussi un moment qui était très fort, c’était la consécration du redémarrage des relations politiques, culturelles, économiques, universitaires entre la République tchèque et la France. »

Václav Havel | Photo: Archives de ČRo
Comme le note Hubert Védrine, le développement de nouvelles relations bilatérales avec les anciennes démocraties populaires est alors l’une des préoccupations importantes de la diplomatie française. Surtout, il s’agit désormais d’imaginer quelle sera la forme de la coopération européenne entre les démocraties naissantes et l’ouest du continent, alors que l’Allemagne se réunifie et que le projet de monnaie unique se concrétise au sein de ce qui devient l’Union européenne.

Fin 1989, François Mitterrand a proposé la création de la Confédération européenne, une organisation qui doit rassembler tous les pays européens, Union soviétique comprise. C’est à Prague, en juin 1991, que se tiennent des Assisses visant à développer le projet. Mais il ne verra jamais le jour et suscite au contraire des tensions entre la France et la Tchécoslovaquie. Les Etats-Unis, non associés au processus, font tout pour s’y opposer. Or, c’est vers Washington que se tournent alors les nouvelles démocraties centre-européennes, qui veulent à tout prix échapper à l’œil de Moscou.

Jaroslav Šedivý, au cœur de la machine au début des années 1990 en tant qu’ambassadeur à Paris, résume la situation ainsi : avec les Français, « ce sont de grandes idées et ensuite une grande improvisation ». Pour Hubert Védrine, la volonté de François Mitterrand a été mal comprise. Selon lui, la confédération européenne visait à développer une coopération renforcée sans attendre l’adhésion, probablement encore lointaine, des anciennes démocraties populaires à l’Union européenne. Hubert Védrine estime d’ailleurs que Mitterrand avait vu juste, puisque cette adhésion n’a eu lieu que quinze ans après la chute des régimes communistes, comme le prévoyait d’après lui le président français. C’est un avis que partage Petr Uhl :

« François Mitterrand était un grand Européen et son projet de la confédération européenne était un grand projet et malheureusement il n’a jamais été compris par Václav Havel et par les autres. Et c’est dommage ! »

Hubert Védrine,  photo: Marie-Lan Nguyen,  CC BY-SA 2.5
Les incompréhensions sur la question de la confédération européenne n’ont toutefois pas entaché la qualité de la relation personnelle entre François Mitterrand et Václav Havel. En tout cas si l’on en croit Hubert Védrine :

« La relation était bonne parce que Mitterrand était déjà à l’époque un personnage considérable, un des phares de l’Europe pour les autres. Et Mitterrand avait un énorme respect pour le courage de Havel, Havel le résistant, le dramaturge, l’homme de théâtre, le combattant de la liberté. Donc, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas eu d’accord sur le mode d’organisation de la confédération que cela a pu altérer les relations d’estime personnelle. D’où l’histoire des petits déjeuners, le premier, le deuxième et les commémorations. »