Les descendants de Baťa réclament des dizaines de milliards de couronnes à l’État

Les descendants de Jan Antonín Baťa, l’homme d’affaires qui a fait d’une entreprise familiale tchèque de chaussures un groupe multinational à succès, veulent recourir à la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg. Des dommages et intérêts de plusieurs dizaines de milliards de couronnes, issus de la nationalisation du patrimoine de Baťa en 1947, sont en jeu. Bien que les cours de justice tchèque et slovaque aient précédemment confirmé que la condamnation de 1947 était illégale, l’Etat tchèque, lui, ne veut pas reconnaître cette compensation.

Tomáš et Jan Antonín Baťa
Après la mort en 1932 de son demi-frère Tomáš, le fondateur de l’entreprise Baťa, Jan Antonín reprend l’affaire et en fait un colosse industriel opérant dans le monde entier. La plus célèbre des entreprises tchèques, qui employait près de 65 000 salariés en 1938, orientait sa production non seulement vers le marché des chaussures, grâce auquel elle s’est fait connaître du grand public, mais aussi vers celui des pneumatiques, des films, des jouets ou encore des aéronefs. À l’époque, l’actif de la famille Baťa avait déjà été estimé à 5 milliards de couronnes. Or, la Seconde Guerre mondiale contraint Jan Antonín à s’exiler en Angleterre d’abord, puis au Brésil. Une fois la guerre finie, il sera condamné par contumace pour collaboration présupposée avec les nazis et ses biens seront nationalisés dans le cadre d’un procès manipulé. Ce n’est qu’en 2007 que ses descendants sont enfin parvenus à blanchir son nom. Le jugement de 1947 est alors annulé et Jan Antonin Baťa réhabilité. Cependant, l’Etat tchèque n’a toujours pas versé les dommages et intérêts destinés aux descendants de Baťa ; la Cour constitutionnelle a rejeté leur demande en décembre dernier, en raison de documents manquants. Cinq descendants, qui réclament l’application du verdict, cherchent désormais de l’aide auprès de la Cour européenne des droits de l’homme. Historien à l’Université Tomáš Baťa à Zlín, Zdeněk Pokluda souligne l’état de transparence des documents liés à l’affaire :

« Tous les documents clés relatifs aux transferts de propriété entre les années 1932 et 1946 ont été publiés. Il n’y a donc aucun problème pour vérifier la situation antérieure des actions de Baťa et l’évolution même des éléments relatifs à la propriété ».

Toutefois, la difficulté de l’affaire réside dans l’identification des propriétaires des actions. Zdeněk Pokluda :

Photo: CT
« Ce n’est pas une question d’opinion. Tout d’abord, il faudrait distinguer qui peut légitiment revendiquer ces actions. Et c’est là qu’apparaissent différentes interprétations et réflexions à ce sujet, car Jan Baťa n’a jamais été le seul et unique détenteur des actions. Or, c’est une affirmation qui est rapportée de manière erronée et continue par les médias. Mais un document rendu public il y a quinze ans montre qu’à partir de juillet 1932, Marie Baťová (la femme de Tomáš Baťa, ndlr) était impliquée dans la détention des actions. Par la suite, d’autres éléments interviennent, comme le fait que les actions ont été détenues par plusieurs autres propriétaires pendant la guerre. »

Si les communistes ont nationalisé l’entreprise Baťa en invoquant une supposée collaboration entre les nazis et les dirigeants de la société, l’historien Zdeněk Pokluda corrige cette désinformation :

« Si l’entreprise a été nationalisée après 1945, les médias n’évoquent presque jamais le fait que cette nationalisation n’était pas celle de l’entreprise de Jan Baťa, mais la nationalisation de l’entreprise des actionnaires. Non pas en raison d’une collaboration de quiconque pendant la guerre, mais parce que l’entreprise était grande. »

La déclaration des actions est un autre élément qui se doit d’être pris en compte :

« Si Jan Baťa n’a pas déclaré ses actions comme le stipulait le droit judiciaire en vigueur en 1946, l’instance judiciaire va devoir dénouer ce casse-tête afin de déterminer si les actions ont bien été déclarées ou non, et si elles étaient donc valables. »

Si les dommages et intérêts comprennent essentiellement l’évaluation des actions de l’entreprise, mais aussi les usines situées dans les villes de Zruč nad Sázavou, Sezimovo Ústí, Třebíč et Zlín, la compensation destinée aux descendants de Baťa n’a jamais été calculée, notamment en raison des difficultés d’évaluation précitées.

Or si l’État tchèque ne s’acquitte pas de l’obligation de versement effectif des dommages et intérêts qui lui incombent explicitement par le biais des décrets présidentiels, il risque une condamnation au niveau européen.