Alain Badiou : « 1968 est un événement manqué »

Alain Badiou, photo: Site officiel de l'Institut français de Prague

Ces jeudi et vendredi, l’Institut français de Prague accueillait le philosophe français Alain Badiou. En visite dans la capitale tchèque pour la première fois, l’auteur de l’Etre et de l’Evénement, un de ses ouvrages les plus célèbres, réfléchit à développer une réflexion sur l’espace centre-européen. Bien qu'un seul des livres d’Alain Badiou ait été traduit pour l'heure en tchèque, plusieurs centaines de personnes ont assisté à ses deux conférences publiques..

Alain Badiou,  photo: Site officiel de l'Institut français de Prague
Michael Hauser, philosophe, chercheur à l’Académie tchèque des sciences et coorganisateur de l’événement, explique que l'invitation d'Alain Badiou à Prague a été motivée par la volonté de faire découvrir sa pensée au public local. Jana Beránková, théoricienne de l’architecture, diplômée de l’ENS, complète :

« Il s’agit de faire venir Alain Badiou en particulier parce qu’il est une figure subjective dont la pensée peut ouvrir des chemins très importants pour la République tchèque. Il ne s’agit pas seulement de ses théories politiques, qui revêtent une sorte d’autre vision de politiques égalitaires et une autre définition du communisme qui n’a rien à voir avec le communisme stalinien comme nous l’avons vécu dans les années 1950. Il s’agit aussi de sa théorie des événements, des vérités. En ce qui concerne la réception d’Alain Badiou, nous sommes absolument satisfaits. Lui-même, il est surpris d'être reçu aussi chaleureusement en République tchèque. Il est surpris que les salles soient à chaque fois remplies quand, finalement, presque rien de son oeuvre n'a été traduit en tchèque. Cela montre que les gens sont curieux. Il faut aussi dire qu’Alain Badiou est quelqu’un qui donne de l’espoir aux gens. »

Alain Badiou :

« Je suis très heureux d’être à Prague. En vérité, je me demande d’ailleurs pourquoi je n’y suis pas venu plus tôt parce que Prague, pour moi, c’est énormément de choses. D’abord, c’est une ville magnifique, tout le monde me l’a toujours dit, et c’est vrai. Deuxièmement, c’est une ville qui a représenté en Europe un pôle intellectuel, créateur depuis la musique jusqu’au roman en passant par les essais de toutes sortes. Enfin, c’est un lieu politique complexe mais tout à fait intéressant dont l’histoire n’est pas la même que celle des autres pays de la région. »

Mercredi, lors de votre intervention, vous avez abordé la question des événements, autrement dit des phénomènes locaux à portée universelle. En quoi l’année 1968, le Printemps de Prague, est-elle un événement pour vous ?

1968,  photo: ČT24
« Je pense que c’était un événement, car c’était une tentative de transformer la mauvaise et tout à fait inacceptable situation d’oppression et de vassalité par rapport aux forces étrangères qu'était la démocratie populaire tchèque en quelque chose d’autre mais qui aurait été aussi quelque chose de nouveau, qui aurait été une invention tchèque, mais une invention tchèque universellement intéressante, donc un événement au sens que j'ai évoqué aujourd’hui. Ça n’a pas été le cas, naturellement en partie à cause de la répression mais aussi, je pense, à cause du fait que les forces qui se sont levées pour cela n’étaient pas encore mûres pour porter cette invention. »

Dans ce sens, l’année 1989 n’est-elle pas, elle aussi, un événement manqué ?

« J’ai pris position sur le fait que c’était plutôt un événement manqué. 1989, ici, offrait la chance d’une invention qui n’a pas eu lieu. Mais rien n’est perdu, l’histoire va continuer, nous ne sommes pas à sa fin. »

Voyez-vous aujourd’hui une perspective pour qu’une nouvelle vérité politique puisse émerger ?

« Je pense que comme pour tout processus qui consiste à recréer quelque chose à partir de rien, comme recréer une nouvelle Tchécoslovaquie ou une nouvelle République tchèque, il y a deux choses qui sont à deux extrémités. Je pense qu’il y a d’abord les efforts théoriques, philosophiques, idéologiques, les miens et ceux de quelques autres dans le monde, qui tentent de redonner une perspective stratégique à l’émancipation à l’échelle mondiale. Moi, je pense que ce sera un nouveau communisme, mais c’est à discuter. Il faut commencer par le commencement, il faut créer un espoir général, une idée générale qui puisse être partagée, discutée, etc. »

« Il y a cela d’un côté, et puis, il y a de l’autre des révoltes, des soulèvements historiques intéressants, que ce soit en Occident, dans le monde arabe, chez les ouvriers chinois. Ces deux choses restent séparées pour l’instant, mais c’est ce qui me fait comparer la situation actuelle à la situation des années 1840 au début de Marx. Il y avait d’un côté Marx, qui était un jeune philosophe, disciple de Hegel, et puis il y avait des émeutes ouvrières. Marx et Lénine après lui ont parlé de la philosophie dialectique allemande d’un côté et du mouvement ouvrier français de l’autre, et il s’agissait de rassembler tout cela. Dans le cas de Marx, ce rassemblement ne s’est fait que cinquante ans après. Alors, on aura peut-être quelque chose de nouveau dans cinquante ans, mais peut-être avant aussi. »

Quoi qu'il en soit, les Tchèques, bien avant cette échéance de cinquante ans, auront la possibilité de se procurer et de lire le « Manifeste pour la philosophie », œuvre qu’Alain Badiou a publiée en 1989 et dont la traduction tchèque est en cours de réalisation.