Une agence de voyage propose de découvrir les « monuments de la corruption »

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Chaque année, l'ONG Transparency International établit un classement des pays en fonction de leur taux de corruption. Dans l'édition 2011, la République tchèque y occupait la 57e position ; une position peu flatteuse et en recul de quatre places par rapport à 2010. Il faut dire que malgré de nouvelles mesures anti-corruption, la coalition gouvernementale de droite n'a jusqu'alors pas fait grand-chose pour endiguer ce fléau et de nouvelles affaires apparaissent épisodiquement ternir un peu plus l'image des oligarchies politiques et économiques du pays. Une illustration récente : Václav Klaus, le président de la République, a pris la décision de gracier une amie de sa femme, l'ancienne directrice de l'établissement privé Metropolitan University de Prague. Elle avait pourtant été condamnée dans une affaire de fraude et de corruption. C'est dans un tel contexte que Petr Šourek a eu l'idée de lancer une nouvelle agence de tourisme : Corrupt Tour. L'idée est simple : il s'agit de permettre au grand public de découvrir et de revivre d'ubuesques scandales politico-financiers à travers la visite des « centres cachés du pouvoir », ou encore de bâtiments qui ont pu voir le jour grâce à l'action bienveillante d'un ami prévenant.

Au sein de l'Union européenne, la République tchèque se situe en queue de peloton en matière de corruption. Seuls des pays comme l'Italie, la Lettonie ou encore la Grèce la surpassent. La corruption, qui consiste pour le Conseil de l'Europe en « l'utilisation et l'abus du pouvoir public à des fins privées », perturbe les systèmes économiques en y introduisant de l'opacité et en diminuant la confiance que les acteurs peuvent en avoir.

Petr Šourek et l'équipe de Corrupt Tour
Petr Šourek a, lui, pris le parti de tirer profit de cette situation. Avec une formation de philosophe, ce jeune directeur de théâtre ne semble pas correspondre au profil-type de l'entrepreneur. Pour lui, la corruption en République tchèque présente une spécificité particulièrement intéressante. Elle est matérialisée par ce qu'il appelle des « monuments de la corruption ». A partir de ce constat germe l'idée de créer de véritables circuits touristiques pour découvrir, comprendre et finalement se réapproprier ce patrimoine méconnu. L'ambition affichée est de montrer « le meilleur du pire ». Ce slogan comme cette posture peuvent paraître quelque peu désinvoltes. Invité à la télévision tchèque, Petr Šourek insiste toutefois sur le sérieux de cette initiative :

« Je n’appellerais pas cela une farce. Une farce, c'est ce que font des lycéens. Elle dure une demi-journée puis est oubliée. Ici, ce que nous avons fait est préparé depuis bien plus longtemps, c'est bien plus complexe et porteur de sens. On ne peut donc pas parler de farce. Je dirais qu'il s'agit vraiment d'une agence de voyage. Tout fonctionne comme une agence de voyage classique. Nous offrons un véritable produit avec une importante composante créative. Donc, c'est un exemple de ce que l'on nomme l'industrie créative. »

Il souligne d’ailleurs la dimension théâtrale de l'expérience, peu étonnante au regard de ses antécédents professionnels. Les circuits sont scénarisés et les guides disposent de compétences dramatiques. Ceux-ci s'attachent à imprégner les visiteurs d'un sentiment d'incertitude et de danger propre à ce mystère qui entoure les affaires abordées.

« C'est un peu comme une espèce de tourisme de catastrophe. Comme si les gens se déplaçaient pour aller visiter l'épave du paquebot Costa Concordia. Et bien, il se trouve que nous avons ici de très nombreuses épaves de la sorte, et nous les visitons ! »

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Les épaves, pour Petr Šourek, ce sont donc les affaires de corruption, qu'ils considèrent comme la matière première de son entreprise :

« La corruption est quelque chose qui, objectivement, affecte quotidiennement les affaires. C'est un fait. Alors, vous commencez à monter une entreprise et ensuite vous vous retrouvez dans une situation dans laquelle vous devez payer les entités corruptrices si vous voulez disposer d'un réel avantage. Mais leur demande s'accroît graduellement jusqu'à finir par tuer votre activité. Évidemment, la corruption doit faire l'objet d'un réel débat dans ce pays. Mais c'est aussi pour nous une matière première comme peuvent l'être le pétrole ou le bois pour d'autres. Pour les médias également, la corruption représente une matière qu’ils peuvent utiliser afin de raconter une histoire. Nous faisons la même chose mais avec une approche un peu différente. »

Le circuit du tunnel Blanka,  photo: CTK
A partir de ces ressources, particulièrement riches, Petr Šourek et son équipe ont pour le moment imaginé quatre circuits. Le premier a pour thème le tunnel Blanka, un projet pharaonique tant par son coût que par sa taille, mené par certains membres de l'ancienne équipe municipale de la capitale accusés aujourd’hui de corruption. Quelques affaires de meurtre non résolues viennent compléter ce tableau. Un second circuit propose de revenir sur le financement de trois hôpitaux tchèques, IKEM, Motol et Střešovice, pour autant de stratagèmes sophistiqués dans le but de détourner de l'argent public. La capitale tchèque n'est pas la seule à bénéficier de l'attention de l'agence de tourisme puisqu'un troisième circuit met la ville d'Ustí nad Labem à l'honneur à travers toute une série de scandales ayant égayé le quotidien des habitants de cette cité du nord de la Bohême. Enfin, le dernier circuit s'apparente tout simplement à un safari au cœur de Prague, safari que nous présente Petr Šourek :

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« C’est un circuit que nous appelons ‘le safari pragois’ ou parfois ‘le safari ornithologique’. C'est une sorte de voyage dans l’univers des ‘nids d'oiseaux pragois’. Cette excursion s'intéresse plus ou moins aux propriétés où habitent d'importants chefs d'entreprise qui appartiennent plus ou moins à la zone grise en matière de taxes. L'intérêt de ce circuit, c'est véritablement de porter ces résidences aux yeux des visiteurs. »

La zone grise, c'est le terme qui désigne la frontière entre les zones de droit et celles de non-droit. L'intérêt de ces circuits est également de mettre en scène des affaires de corruption qui sont, pour la plupart, en cours d'instruction et non élucidées. L'agence déclare ne pas être inquiète à propos des pressions qu'elle pourrait avoir à subir de la part des acteurs impliqués dans ces scandales. Pour Olga Cieslarová, l'attachée de presse de Corrupt Tour, le fait que ces affaires soient encore amenées à évoluer et à faire l'actualité est plutôt vu comme une opportunité de renouveler et de développer les circuits proposés :

« Nous sommes très contents que ces cas ne soient pas encore résolus. Nous avons ainsi une masse importante de matériaux qu'il ne tient qu'à nous de travailler. C'est de cette façon que nous espérons pouvoir élargir notre offre, car les possibilités ouvertes par la corruption en République tchèque sont très nombreuses. Et nous comptons bien les exploiter. »

Corrupt Tour
C'est l'aspect paradoxal de cette agence de tourisme. Son développement et son épanouissement vont aussi dépendre de l'évolution de ces affaires de pots-de-vin et leur éventuelle apparition. Il s'agit peut-être à nouveau de l'étonnante capacité du capitalisme à récupérer les idées qui lui sont opposées, telle que l'écologie politique par exemple, ou les pratiques qui en biaisent les règles du jeu, et ce pour en faire de nouvelles marchandises. Cette contradiction ne semble cependant pas gêner les premiers touristes qui ont pu découvrir les circuits proposés. Ainsi, Robert, l'un d'entre eux, est lui plutôt emballé par cette initiative et ne cache pas être impressionné par le spectacle qui s'offre à lui :

« Évidemment, l'idée m'a tout de suite vraiment beaucoup plu, parce que tout le monde ressent qu'il existe un doute, une tension avec ces entreprises. Et quand on voit tout ça de ses propres yeux, c'est tout simplement incroyable. »

Corrupt Tour
Illustration d'un début d'activité réussi, les inscriptions pour les circuits touristiques, qui s'effectuent via Internet sont complètes jusqu'à la mi-mars. Lancée lors d'une exposition pragoise consacrée au tourisme international, l'agence Corrupt Tour a, de plus, reçu un accueil plutôt sympathique et amusé de la part de ses pairs. Reste à voir si ce départ enthousiasmant résistera au temps et n'est pas le simple effet d'une forte couverture médiatique. Petr Šourek, lui, ambitionne de développer son idée à Berlin et en Italie, mais tient à rappeler l'objectif premier de son entreprise : responsabiliser dans la mesure du possible la société civile tchèque sur ces scandales politico-financiers qui ne cessent de faire l'actualité. L'agence permet, à sa façon, de mettre fin à une certaine impuissance face à la corruption illustrée par les propos de Ladislav Smoljak à propos de la lutte contre les pots-de-vin dans un film de 1974 :

« Mais c'est vain, c'est vain et c'est vain ! »