Presse tchèque : vers toujours plus de concentration

Photo: Archives de Radio Prague

Zdeněk Bakala, Jaromír Soukup, Andrej Babiš, trois noms pour autant d’entrepreneurs tout aussi proches du monde des affaires que de celui de la politique et des médias. Dans la presse, nos trois hommes sont propriétaires d’une grande partie des titres, et particulièrement des plus populaires d’entre eux. Une concentration qui n’est pas sans effet sur le contenu de ces médias, qui se voudraient, depuis les années 1990, « neutres et objectifs ». Partant des récentes acquisitions du désormais ministre des Finances Andrej Babiš, l'historien des médias Jan Cebe est revenu pour Radio Prague sur cette évolution récente des structures économiques de la presse tchèque

Andrej Babiš,  photo: Filip Jandourek,  ČRo
En juin 2013, la transaction est réalisée, la société Agrofert de « l’entrepreneur Andrej Babiš », alors déjà propriétaire du groupe AGF Media, qui édite l’hebdomadaire 5 + 2 dny, prend le contrôle de Mafra, société de médias dont les principaux titres sont Mladá fronta Dnes et Lidové noviny, deux des journaux parmi les plus lus du pays, qui partagent les mêmes locaux à Anděl à Prague. Au passage, la chaîne de télévision musicale Óčko et le site internet iDnes.cz entrent également dans son giron. Et il ne s’arrête pas en si bon chemin, un mois à peine après le succès électoral de son mouvement ANO, arrivé deuxième aux législatives de l’automne 2013, son groupe, porté originellement sur le secteur agroalimentaire, s’empare de la radio la plus populaire de République tchèque, Radio Impuls…

M. Babiš, devenu depuis ministre des Finances affirmait n’avoir d’autres volontés, en consolidant son pôle média, que de favoriser l’émergence d’une parole journalistique "de vérité". Mais ce n’est pas seulement ce que déclarait le milliardaire :

« Je pense que pour Mafra, avoir un propriétaire tchèque et non plus allemand est une bonne chose. Je crois qu’il y a un potentiel de développement. Pour les employés de Mafra, rien ne change. Nous avons investi pas mal d’argent, donc j’espère que nous en gagnerons et nous voulons que Mafra fonctionne bien. »

Gagner de l’argent dans les médias n’est pourtant pas chose aisée à l’heure où le nombre de lecteurs de quotidien est régulièrement à la baisse et que la presse sur Internet cherche encore un modèle économique viable. Pourtant en 2013, le groupe Mafra a affiché un bénéfice de 550 000 euros, ce qui constitue toutefois une paille à côté des 200 millions d’euros de bénéfices du groupe Agrofert.

Photo: Archives de Radio Prague
Andrej Babiš affirme sans surprise qu’il n’a jamais voulu influencer les médias en sa possession. Il est clair pourtant que ces médias lui ouvrent des opportunités publicitaires immenses, aussi bien pour sa société agroalimentaire que pour son mouvement politique ANO. Aussi de nombreux journalistes, dont Robert Čásenský et Dalibor Balšínek, les rédacteurs en chef de Mladá fronta Dnes et Lidové noviny, n’ont pas cru l’entrepreneur, et refusant de céder à des pratiques d’autocensure, ils ont démissionné peu après le changement de propriétaire de leur journal. Il y a quelques mois, l’hécatombe se poursuivait avec le départ de, la journaliste d’investigation Sabina Slonková, qui avait été nommée par M. Babiš pour succéder à Robert Čásenský. L'historien des médias Jan Cebe estime également peu probable que les achats de M. Babiš soient seulement liés à des motivations purement économiques :

« Il peut avoir tout un tas d’intérêts à agir de la sorte. Mais on ne pas douter du fait que M. Babiš souhaite que ses journaux soient profitables. Les médias sont toutefois un secteur tout à fait particulier ce dont chacun d’entre nous avons l’intuition. Cela peut être un business comme un autre mais il n’en reste pas moins que nous exigeons des médias une certaine responsabilité vis-à-vis de la société, où elle a un rôle bien spécifique à jouer. C’est lié à cette hypothèse que les médias ont une influence sur la société, le pouvoir de formuler nos opinions et nos valeurs politiques et culturelles. Et c’est aussi ce que supposent ceux qui achètent ces médias »

C’est ce que laisserait à penser également les récents propos d’Andrej Babis qui déclarait regretter l’achat de Mafra mais ne pas souhaiter pour autant le vendre. A la place, il aurait préféré acquérir un autre groupe de médias, Ringier Axel Springer CZ, qui édite les deux principaux tabloïds tchèques Blesk et Aha !, et dont la structure de propriété est aujourd’hui relativement opaque ; basés dans des paradis fiscaux, ses propriétaires ne sont pas connus avec certitude.

Photo: Archives de Radio Prague
A ce stade, il faut remarquer que Ringier Axel Springer CZ est le rejeton du groupe suisse allemand du même nom et revenir sur les propos de M. Babiš qui présentait positivement le fait que Mafra soit détenu par des Tchèques plutôt que par des Allemands. Cette concentration des principaux médias tchèques par des groupes allemands a en effet longtemps prévalu. Pour comprendre pourquoi, Jan Cebe propose de revenir sur l’évolution du champ des médias depuis la révolution de Velours.

« Cette année 1989 a été un grand choc pour les médias. La presse est sortie d’un modèle d’économie centralisée pour découvrir celui du marché libre. Il a fallu s’adapter et les médias n’y étaient pas du tout préparés, la loi non plus, en fait personne n’était préparée. »

Le modèle retenu par certains journaux est pourtant très intéressant puisque les journalistes ont décidé d’en devenir eux-mêmes les propriétaires. Cette expérience a toutefois échoué par défaut d’intégration verticale :

« La majorité des périodiques issus du régime centralisé, tels que Mladá fronta ou Rudé právo, ont adopté le modèle d’une privatisation par les journalistes eux-mêmes. Pour des journalistes, cela peut sembler être un rêve : « enfin plus personne ne va nous diriger, nous faire des remarques sur ce que nous écrivons et la façon dont nous l’écrivons, nous serons les propriétaires de notre média ». Cela s'est avéré cependant une erreur économique dans la première partie des années 1990 car les journalistes ont privatisé uniquement leur marque et leur rédaction en tant que tels, mais ils n’ont pas réalisé la même opération avec leur chaîne de production, les canaux de distribution, de publicité et surtout les imprimeries. Donc ces journaux « postrévolutionnaires » se sont retrouvés obligés de louer ces éléments auprès de leurs anciens propriétaires. »

Svobodné slovo, journal considéré en son temps comme une source fiable d’informations selon Jan Cebe, Lidová demokracie, l’organe de presse des chrétiens-démocrates ou encore List práce et Zemědělské noviny, tels sont quelques-uns des titres qui n’ont pas survécu à cette période de transformation radicale. Pour autres titres, la situation n’est pas particulièrement enviable et la plupart sont rachetés dans la seconde moitié des années 1990 par des groupes étrangers, principalement allemands :

« Le capital venu de l’étranger a sauvé la presse dans toute une série de cas. C’est quelque chose dont les gens se rendent compte aujourd’hui, même ceux qui se sont largement mobilisés à l’époque contre ce phénomène avec l’édition de différents livres avec des titres sur le modèle de « la fin de la presse tchèque ». Il n’y avait alors pas d’autres solutions car il n’y avait aucun autre moyen de financement. Et si c’était parfois le cas, il s’agissait d’entrepreneurs dont les journalistes n’auraient certainement pas voulu dépendre. »

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Cette presse aux mains de capitaux étrangers a fait son petit bonhomme de chemin durant la décennie 2010. La crise qui la touche va faire fuir les anciens bienfaiteurs étrangers et c’est là que vont pouvoir entrer en scène Zdeněk Bakala, Jaromír Soukup, Andrej Babiš.

« La tendance ces trois dernières années a vu un phénomène inverse et a un lien avec l’évolution du segment de la presse au moins partout en Europe. La presse perd des lecteurs alors qu’apparaissent de nouvelles sources d’informations, et son modèle économique est de plus en plus fragile. Aussi, si la plupart des journaux ont été rachetés en peu de temps par des entrepreneurs tchèques, c’est parce que les groupes étrangers, dont le seul intérêt était de faire des bénéfices sur le marché tchèque, n’en faisaient plus. »

Aujourd’hui, le monde des quotidiens tchèques est ainsi dominé par quatre titres. Il y a Mladá fronta Dnes et Lidové noviny, détenus par le ministre des Finances Andrej Babiš, ainsi que Hospodářské noviny, qui est la propriété du milliardaire Zdeněk Bakala, dont les activités sont très diverses puisqu’il est par exemple également à la tête de l’équipe cycliste professionnelle belge Omega Pharma-Quick Step. Ces trois journaux défendent une ligne économiquement libérale et sont relativement conservateurs sur les questions de société. Le quotidien Právo, plus proche du centre-gauche, est le quatrième de ces titres et a longtemps été détenu par son rédacteur en chef Zdeněk Porybný. Ainsi, le lecteur tchèque a difficilement accès à des sources d'informations pluralistes et cela risque de durer :

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« Un nouveau quotidien aurait du mal à s’imposer sur le petit marché tchèque notamment parce qu’après novembre 1989, la société tchèque a en quelque sorte demandé aux médias de faire preuve d’« objectivité », de « neutralité » et d'« impartialité ». Mais si les médias tentent de se conformer à un tel modèle, elles ne fournissent jamais d’idées radicalement différentes ou de débats dont la richesse est assurée. Cette tendance de l’après 1989 est quelque chose de nouveau, qui est historiquement étranger à la tradition des médias tchèques. »

Durant la Première République tchécoslovaque, coexistaient en effet des titres de presse des partis politiques, des syndicats ou d’autres acteurs de la société civile. Ce relatif appauvrissement du débat politique porté par la presse tchèque est-il lié à cette concentration de leurs propriétés aux mains des plus riches entrepreneurs de République tchèque ? C’est la question que Radio Prague abordera dans une prochaine émission.