Vingt ans après, Vittorio Giardino termine les aventures de Jonas Fink à Prague

'Jonas Fink', photo: Casterman

Avant de changer radicalement de voie, Vittorio Giardino a longtemps été ingénieur électronique. C’est ce métier qui l’a amené à se rendre à plusieurs reprises dans les anciens pays du bloc de l’Est, dont l’ancienne Tchécoslovaquie. Devenu auteur de bande-dessinées à plein temps, il a publié en 1994 et 1997 deux volumes consacrés à Jonas Fink, un jeune Tchécoslovaque pris dans la tourmente des années 1950, aujourd’hui ressortis par les éditions Casterman sous le titre Ennemi du peuple. Vingt ans après, l’écrivain et dessinateur italien a décidé de terminer sa trilogie, avec Le libraire de Prague, où l’on retrouve Jonas Fink de 1968 jusqu’à la révolution de velours. Au micro de Radio Prague, Vittorio Giardino nous a parlé, dans un français parfait, de son personnage et de son amour pour la littérature tchèque.

Vittorio Giardino,  photo: Jollyroger & Frieda,  CC BY-SA 3.0
« Le personnage que j’ai imaginé, c’est quelqu’un qui a plus ou moins mon âge ou un peu plus que moi. C’est-à-dire que c’est quelqu’un qui a 12 ans dans les années 1950, qui est né et qui vit à Prague. J’ai voulu suivre la vie de ce personnage à partir des années 1950 jusqu’à aujourd’hui. »

Vous dépeignez des années 1950 très dures et très noires. Jonas Fink est un personnage d’origine juive, d’une famille d’intellectuels. Etre juif dans une famille d’intellectuels en Tchécoslovaquie dans les années 1950, c’est très difficile.

« Oui, ça peut devenir très difficile parce que j’ai lu des livres et des romans qui parlent de la situation de cette période. Le procès Slánský, le vice-Premier ministre à l’époque, est vraiment un événement particulièrement significatif de la répression du communisme par les communistes. L’unique survivant est Artur London, qui était à l’époque le ministre des Affaires étrangères. Il a écrit L’Aveu que j’ai lu avant de penser à écrire l’histoire de Jonas Fink. Cela m’a touché de voir comment à l’époque une éventuelle condamnation de quelqu’un pour des raisons politiques s’élargissait à toute la famille. Pour revenir à Jonas Fink, quand il est enfant son père est emprisonné sans savoir pourquoi. Les conséquences de cette arrestation vont toucher toute la famille. Elle va être poussée hors de chez elle et Jonas Fink va devoir quitter l’école. »

'Jonas Fink',  photo: Casterman
Jonas Fink vit en effet avec sa mère qui est obligée de faire des petits boulots, de gagner maigrement sa vie pour payer la petite chambre qu’elle loue. Son père est en prison, pendant longtemps avant de mourir. On suit l’histoire de Jonas qui doit travailler pour gagner de l’argent et subvenir aux besoins de sa mère et de lui-même. Petit à petit, il va devenir ami avec un groupe de jeunes dissidents qui ont soif de liberté.

« Cela se passe quelques années après car comme souvent dans la vie, par hasard il va rencontrer un ami d’enfance qui, lui, a continué ses études. Cet ami qui s’appelle Jiří va l’introduire dans un cercle de copains qui a comme activité la lecture des textes censurés par le pouvoir. Le défi de ces garçons de 15 ans c’est de trouver des textes interdits et de les lire dans un parc public, celui de Petřín, le dimanche. Dans l’histoire, commence à apparaître la présence de livres. C’est une présence très importante. »

Finalement vous montrez que le livre est un espace de liberté.

« Les dictatures se préoccupent très tôt de contrôler l’expression, pas seulement des livres, mais aussi de la radio et de la télévision. Comme si les dictatures croyaient que c’est quelque chose de très dangereux. Si on pense cela, cela veut dire qu’elle pense que c’est très important. Normalement, en Italie au moins, les livres ne sont pas importants dans les rapports de pouvoir. Mais je vois que, et pas seulement à l’époque de la dictature communiste, mais aussi dans les dictatures de l’époque en Argentine, en Grèce ou encore celle d’aujourd’hui en Turquie, la préoccupation d’empêcher certains écrivains d’écrire est très forte pour les dictatures. Cela veut dire qu’elles ont conscience de leur importance. »

'Jonas Fink',  photo: Casterman
On ne va pas résumer tout le livre car il faut que les lecteurs le découvrent par eux-mêmes. Par contre j’aimerais vous demander pourquoi et comment vous avez été amené à vous intéresser à l’histoire de la Tchécoslovaquie ?

« Je dois dire que l’intérêt pour la Tchécoslovaquie a commencé bien avant d’imaginer une histoire en BD. C’est parti surtout de la littérature parce que j’ai lu certains livres de la littérature tchèque qui m’ont vraiment touché. Pour commencer, j’aime à la folie Kafka, même s’il est simple de l’aimer. Même s’il a écrit en allemand je crois qu’il est Tchèque et juif de la tête aux pieds. Ce n’est pas par hasard que le groupe d’amis de Jonas Fink, ces adolescents qui se réunissent pour lire les livres interdits, s’appelle Odradek, un mot inventé par Kafka. J’ai toujours aimé la littérature tchèque, par exemple un autre livre incroyablement beau que j’ai lu et relu, c’est le brave soldat Chvéïk. Le personnage de plombier de mon roman s’appelle Slávek, c’est ma version de Chvéïk. Ma BD est pleine de références littéraires. Pour moi les livres sont très importants. Je connais probablement plus de personnages littéraires que de personnages réels. »

En regardant votre bibliographie, vous êtes très intéressé par des sujets historiques. Vous prenez pour toile de fond de vos histoires une période historique. Par exemple la guerre d’Espagne pour la série Max Fridman mais il y a aussi Rhapsodie hongroise et Jonas Fink. Qu’est qui vous intéresse dans le fait de traiter en BD des faits historiques ?

'Max Fridman',  photo: Gléant
« Ce qui m’intéresse toujours beaucoup, c’est ce qu’il se passe dans le monde, surtout aujourd’hui. Je crois que pour comprendre ce qu’il se passe aujourd’hui il faut connaître ce qui s’est passé avant. Il s’agit pour moi beaucoup de raconter une ambiance à travers les personnages mais pas de faire un livre didactique ni de véritables essais historiques car je n’en ai pas la compétence. En revanche j’aime raconter des histoires dans une ambiance qui correspond à une situation historique surtout quand celle-ci est presque oubliée. Vous n’avez pas idée mais aujourd’hui en Italie, et pas seulement malheureusement, les gens qui se rappellent de ce qu’il s’est passé en 1968 à Prague sont vraiment très peu nombreux. Les jeunes ne connaissent rien de tout cela. J’aime raconter des faits qui sont un peu oubliés mais aussi qui ont toujours des liens avec ce qu’il se passe aujourd’hui. J’ai décidé de me pencher sur la guerre d’Espagne car j’ai vu ce qu’il se passait en Yougoslavie dans les années 1990. Je dirais que mon intérêt pour certaines périodes de la Tchécoslovaquie provient du fait qu’elles ont encore un lien avec ce qu’il se passe aujourd’hui notamment les événements de 1989. Nous vivons encore dans l’héritage de ce qui s’est passé dans ces années-là. »

A l’origine vous êtes ingénieur et pas dessinateur, qu’est-ce qui vous a amené à la bande dessinée ?

« Pour répondre à cela il faudrait avoir deux heures et pas deux minutes. Ce que je veux dire c’est que j’ai toujours aimé la bande dessinée, depuis que je suis enfant. J’ai aussi toujours aimé dessiner. Je n’aurais jamais imaginé, jusqu’à mes 30 ans ou presque, que cela pourrait devenir un véritable travail c’est-à-dire une chose pour laquelle on peut être payé. Je m’amuse tellement dans mon travail. Mais je dessinais déjà lorsque j’étais ingénieur c’était mon hobby, mon amusement. Finalement j’ai décidé que s’amuser était plus important que l’argent. Je gagnais beaucoup plus d’argent en tant qu’ingénieur. Mais en tant qu’auteur de BD je m’amuse beaucoup plus. Aujourd’hui cela fait plus de trente ans que j’ai quitté mon premier travail et je m’amuse comme au premier jour. »