Un vent surréaliste souffle sur Prague

Kateřina Piňosová

Non, le surréalisme n’est pas mort. Si pour le grand public, ce mouvement artistique reste lié à la période de l’entre-deux guerre et à des personnalités telles qu’André Breton ou Salvador Dalí, de nombreux artistes continuent d’explorer le « fonctionnement réel de la pensée » (Breton). Et notamment en République tchèque et en Slovaquie, c’est ce que nous rappelle l’exposition « Jiný vzduch », « Un autre air », consacré au groupe surréaliste tchécoslovaque.

L’exposition « Jiný vzduch », « Un autre air », se déroule jusqu’au 4 avril 2012 à la galerie de l’ancien Hôtel de ville sur la place de la Vieille-Ville à Prague. Elle se veut une rétrospective des œuvres des artistes du groupe surréaliste tchécoslovaque entre 1990 et 2011. Pour nous en parler nous avons interrogé Bertrand Schmitt, artiste surréaliste français associé au groupe tchécoslovaque, vivant à Prague et qui expose dans le cadre de cette manifestation :

Est-ce que vous pouvez revenir sur l’historique de ce groupe tchécoslovaque ?

« Le groupe surréaliste tchécoslovaque a été fondé en 1934, il n’est pas jeune. Il y avait déjà des liens entre les avant-gardes tchèques, notamment le groupe Devětsil et les avant-gardes françaises et les groupes surréalistes français. En 1934, le poète Vitězslav Nezval, les peintres Toyen, Štyrský, le psychanalyste Brouk et d’autres, ont décidé de fonder le groupe surréaliste tchécoslovaque. Tout de suite ils ont eu des contactes, puis les ont maintenus et intensifiés, avec les Français, en 1935 André Breton et Paul Eluard sont venus à Prague et il y a eu une rencontre internationale. A partir de ce moment là, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les liens des surréalistes entre Paris et Prague ont été très forts. Bien entendu, Munich et l’occupation ont coupé ces liens, mais ils ont repris immédiatement après la Seconde Guerre mondiale. Pendant les années 1950, les contacts se sont bien entendu distendus, coupés, parce que cela devenait un peu difficile de communiquer.

Toyen
Dès les années 1960, c’est-à-dire avec le Printemps de Prague et même avant, les contacts se sont renoués, et certains surréalistes tchèques et slovaques sont partis à Paris. En 1967, ils ont repris contact avec le groupe surréaliste parisien, Breton était mort mais il y avait encore des personnes qui continuaient l’activité collective. En 1967, il y a eu une grande exposition collective à Prague qui s’appelait ‘Le principe de plaisir’, ‘Princip slasti’, dans laquelle il y a eu une présence importante des Français qui sont venus avec un cycle de conférence à l’université Charles à Prague. C’est une exposition qui a eu donc lieu à Prague, en Moravie, à Brno et également en Slovaquie, à Bratislava, une exposition importante donc. A ce moment là, deux personnes se sont rencontrées et ont maintenu des contacts étroits : du côté tchèque, le poète et théoricien Vratislav Effenberger, qui était la personne qui coordonnait l’activité surréaliste tchécoslovaque et du côté français, le poète Vincent Bounoure. Dans les années 1970, pendant la période difficile de la normalisation, il y a encore eu des contacts clandestins, les surréalistes tchèques et slovaques ont pu envoyer des œuvres à Paris pour des expositions, envoyer des textes qui ont été traduits en Français et publiés en France dans des revues dans les années 1970. Les contacts, y compris pendant la période communiste, entre les surréalistes tchécoslovaques et les surréalistes français se sont maintenus et ont continué. Bien entendu, après la Révolution de velours en 1989, ces liens et ces contacts ont repris de façon intensive. En 1990 a été organisée à Paris une exposition sur la revue des surréalistes tchèques qui s’appelle ‘Analogon’. C’est lors de cette exposition que la plupart des jeunes membres du groupe surréaliste tchécoslovaque ont rencontré les jeunes membres du mouvement surréaliste français. Les contacts ont repris, et se sont poursuivis. »

Pouvez-vous revenir sur la période communiste ? Comment les artistes ont-ils pu créer ? Quelles ont été les frictions avec le pouvoir totalitaire à cette époque-là ?

Jan Švankmajer
« Le surréalisme à cette époque là ne pouvait pas s’exprimer ouvertement. Les activités du groupe surréaliste étaient surtout semi-clandestines, pas totalement clandestines, ils ont fait des expositions, mais dans des lieux privés, des ateliers, ils ont fait des publications, mais en samizdat. Ils ont également une activité collective très importante, mais une activité interne qui ne pouvait pas s’exprimer à l’extérieur qui était tournée vers des recherches sur différents thèmes comme par exemple l’imagination comme force créatrice, la peur, l’humour… Il y a toute une série d’expérimentations, de jeux collectifs, de publications, mais qui n’ont pas pu s’exprimer publiquement. »

N’y a-t-il pas eu des connivences entre le pouvoir et ces artistes ? A la naissance du mouvement, dans les années 1930 et 1940, il s’agissait d’un mouvement tourné vers les théories marxistes révolutionnaires, en France ou en Tchécoslovaquie, avec des hommes comme Nezval… N’y a-t-il pas eu collaboration entre le pouvoir et les artistes ?

« Certainement pas. Dans les années 1920, les surréalistes se sont tournés vers le parti communiste, en 1925 exactement, car c’était le seul parti qui leur semblait défendre une idée de liberté. Mais très rapidement les surréalistes se sont détachés du parti communiste, dès les années 1930 il y a un rejet en France de la part de Breton pour le parti communiste dans sa forme dure, stalinienne, c’est même une opposition frontale, directe. Quand en 1938 Nezval décide de rejoindre le parti communiste, il est exclu du groupe surréaliste, c’est-à-dire qu’on ne peut pas être surréaliste et accepter la politique stalinienne. »

Et maintenant comment se porte le mouvement surréaliste tchèque et slovaque dans le milieu des arts ? Le mouvement est-il vivace ?

Kateřina Piňosová
« Il y a eu, effectivement, après 1990, un renouvellement avec l’arrivée de plusieurs jeunes créateurs. Alors je ne dirai pas artistes, parce que même si les surréalistes s’expriment par l’intermédiaire du dessin, de la peinture, de la photographie, du cinéma, ce ne sont pas des gens qui vont chercher à être reconnus en tant qu’artistes sur la scène internationale, ce n’est pas le but. »

Plus qu’une exposition sur le groupe surréaliste tchécoslovaque, « Jiný vzduch » présentent des œuvres venues de toute l’Europe car le surréalisme se définit avant tout comme une communauté d’artistes transnationale. Les frontières ont peu d’importance. Le genre aussi. En effet, les femmes sont très présentes au sein du mouvement. Nous avons donné la parole à Ody Saban, artiste française d’origine turque dont certaines œuvres sont présentées dans cette exposition, elle insiste sur la place de la femme dans le surréalisme :

Ody Saban
« Le surréalisme est le premier mouvement où il y a réellement eu des femmes et c’était passionnel, par exemple avec Leonora Carrington. Il y a eu beaucoup de femmes qui sont pour moi des exemples de vie que j’essaye de suivre, ni dieu ni maître certes, mais elles ont existé dans le mouvement du groupe surréaliste au niveau des grands amours, avec Max Ernst par exemple. Ce sont des exemples qui sont formidables, avant les femmes n’arrivaient même pas à montrer leurs œuvres. Il y a eu un grand amour envers la femme dans le groupe surréaliste. Pour moi c’est un endroit de mixité où je peux m’exprimer et être dans une communauté pour créer, pour m’exprimer mais aussi écouter et faire quelque chose ensemble. »

František Dryje
« Surrealism is not dead ! », donc. Cependant, comme l’on peut s’en douter, le mouvement est toutefois différent de celui des origines. A l’instar des surréalistes des années 1920, les artistes désirent par leurs expérimentations artistiques « transformer la vie ». Les principes de fonctionnement du groupe sont également fidèle à ceux théorisés par Breton : la poésie doit être faite par tous, une grande importance est apportée à la discussion et aux jeux collectifs, des techniques d’exploration psychique telle que l’écriture automatique sont très largement utilisées. Comme dans les années 1920 le surréalisme touche à tous les domaines d’expression : peinture, sculpture, performance, cinéma ou encore collage. Mais le mouvement s’est enrichi de nouveaux concepts dont celui de prôner un art révolutionnaire au service de l’édification d’une « civilisation surréaliste ». C’est ce qu’affirme Thomas Mordant, artiste français dont certaines œuvres sont exposées dans « Un autre air » :

Thomas Mordant
« Il n’y a pas eu seulement un changement, il y a eu un véritable tournant dans les années 1970 du côté du mouvement surréaliste international et en grande partie grâce à l’influence du groupe de Prague. En très grande partie ce qui m’a fait rentrer dans le mouvement surréaliste, c’est le développement à partir d’un jeu d’écriture automatique collective d’un projet de ‘civilisation surréaliste’ qui a été fait en commun entre le groupe de Prague et le groupe de Paris et qui s’appelle ‘La civilisation surréaliste’. C’est un projet, nous voulons une autre civilisation. Nous ne voulons pas seulement changer les conditions sociales et économiques mais construire une autre civilisation sur de toutes autres bases, pas sur la base de la prose mais sur la base de la poésie. Nous voulons remplacer le travail par le jeu, l’inégalité par l’égalité. Mais mon objectif n’est pas un objectif politique, c’est-à-dire que l’égalité et une certaine liberté me semblent absolument minimales, ce que nous cherchons c’est une autre vie. »