Un coup fatal dont on se relève

Photo: Yves Sambu / Tanec Praha
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Dimanche dernier, dix jours après la première mondiale, le public pragois a assisté au spectacle « Coup fatal », fruit d’une coopération entre deux Belges, Alain Platel et Frabrizio Cassol, et une quinzaine d’artistes congolais. Après Vienne et Amsterdam, l’ensemble s’est donc produit dans le cadre du Festival international de danse contemporaine et de théâtre de mouvement Tanec Praha. Au micro de Radio Prague, le contre-ténor, Serge Kakudji, et le chef des musiciens, Rodriguez Vangama, ont évoqué les origines de cette pièce et leur perception du résultat final.

Coup fatal,  photo: Chris Van der Burght / Tanec Praha
Selon le contre-ténor congolais Serge Kakudji, à l’origine de la création de la pièce, celle-ci s’appelle « Coup fatal » pour donner une idée de l’impact que peut avoir la fusion de la musique classique baroque avec les rythmes traditionnels congolais, le tout joué avec des instruments traditionnels et des guitares basses. « Coup fatal » raconte aussi l’histoire personnelle de Serge Kakudji, une histoire qui est celle d’un départ du Congo pour aller étudier le chant baroque en Europe, mais aussi d’un retour qui lui a fait prendre conscience que quelque chose avait changé pour toujours. En gestation pendant quatre ans, le spectacle se rapporte aux débuts de la carrière de Serge Kakudji :

« L’idée m’est venue avec mon engagement au Théâtre royal flamand (le KVS) avec lequel j’ai commencé à travailler il y a déjà quelque temps. C’est ce théâtre qui m’a aidé à venir faire mes études en Belgique. La rencontre avec ma ‘mère musicale’, la cantatrice américaine Laura Claycomb, a aussi joué un rôle important. Au départ, j’étais autodidacte. J’ai fait quelques projets en tant qu’autodidacte, par exemple la pièce ‘Dinozor’ avec laquelle je suis monté sur de grandes scènes, comme à Vienne. ‘Dinozor’ a été produit avec le chorégraphe congolais Fausin Linyekula, qui est aussi très présent dans mon acheminement. »

La suite de son parcours révèle à quel point la pièce reflète certains des dilemmes existentiels de Serge Kakudji :

« Pendant mes études, deux ou trois ans après les avoir commencées, j’ai eu un peu de temps pour aller voir mes parents, ma famille et mes amis au Congo. L’accueil que j’ai reçu là-bas a été tout à fait différent. Quand je suis parti, j’avais des cheveux très courts, et quand je suis revenu, j’avais la tignasse d’un lion, ce qui a déjà tout changé. Mais aussi, l’accueil n’était plus le même, il y avait beaucoup de respect. J’aime que l’on me respecte mais pas trop non plus. On me regardait comme si j’étais une météorite. Je n’étais plus très à l’aise par rapport à cela. Je me demandais comment retrouver cette spontanéité qui était celle d’avant avec mes amis avec lesquelles il y avait désormais une certaine distance. »

A l’aide des professionnels du KVS, cette expérience personnelle a peu à peu défini les contours du projet de Serge Kakudji :

« Au fur et à mesure de mon évolution, le KVS m’a proposé de raconter mon histoire dans une pièce dans laquelle j’essaierais d’exprimer ma recherche de l’équilibre. Moi, je ne rêvais que de cela. Même en quittant le Congo, je disais à tous les gens qui me soutenaient que je partais étudier la musique baroque qui me passionne, mais que si je voulais faire quelque chose qui découle de moi, il faudrait lier ces deux mondes, le monde congolais et le monde occidental de la musique. On me disait alors que je rêvais beaucoup. Ce à quoi je répondais que je préfère rêver. »

Mais ce n’est pas tout de suite que Serge Kakudji s’est lancé dans les préparatifs de « Coup fatal ». Deux autres projets ont précédé ce spectacle :

Coup fatal,  photo: Chris Van der Burght / Tanec Praha
« J’avais déjà écrit une opérette en swahili. C’était une forme d’opérette dans ma langue maternelle et dans laquelle j’ai concilié aussi différents instruments. Mais la musique était ma propre création. C’étaient quelques années avant ‘Coup fatal’. Quand on m’a proposé de monter ce spectacle, j’ai décidé de me lancer dedans. Paul Kerstens (responsable du projet Afrique à KVS, ndlr), qui représente vraiment le lien culturel qui existe à KVS avec l’Afrique et surtout avec le Congo, m’a beaucoup aidé. Par ailleurs, la spécificité du KVS, c’est que non seulement ils trouvent des talents, mais ils offrent aussi des opportunités à ces talents. A ce que je sache, c’est le seul théâtre au monde à faire cela. Donc, Paul Kerstens a proposé que l’on produise un concert baroque avec un orchestre baroque. Le problème est qu’il y a un orchestre symphonique à Kinshasa, mais on ne peut pas le comparer avec les ensembles occidentaux. Ce n’est pas la même chose, car les musiciens sont tous autodidactes, ce qui n’est pas mauvais, mais leur façon de travailler avec l’instrument est comme un amour naturel. En revanche, en Occident, cet amour est d’abord très technique. En Afrique, ce ne sont pas des gens qui sortent des conservatoires de musique, ils travaillent au marché la journée, et le soir, ils prennent leur instrument et vont à une répétition. »

Le concert dont il est question avait déjà été donné avec l’assistance professionnelle de Fabrizio Cassol. Chargé de la mise en scène de « Coup fatal », Alain Platel, lui, s’est joint au projet à ce moment-là, quand Serge Kakudji savait déjà qu’il voulait aller encore plus loin, surtout encadré de ces deux Belges qu’il connaissait d’un autre projet.

« J’avais déjà travaillé avec Fabrizo Cassol dans la pièce ‘Pitié’ qui était basée sur ‘La Passion selon saint Matthieu’ de Bach, où je jouais le Jésus noir, c’était une belle affaire. C’est là que j’ai connu aussi Alain Platel, qui s’occupait de la mise en scène du projet. Je me suis donc lancé dans la préparation de ‘Coup fatal’, et même quand je choisissais les morceaux, ce n’étaient pas ceux que je maîtrisais le plus. Je les choisissais aussi par rapport à un aspect assez politique pour mettre en évidence ce que traverse non seulement le Congo, mais aussi d’autres pays. C’est pour cela qu’au début on voit un César victorieux qui entre en Egypte. Cela fait partie des choix assez conséquents que j’ai faits. Je me suis dit que si je voulais raconter une histoire, il fallait réfléchir aux morceaux qui correspondraient le mieux. Par exemple, le morceau ‘Che farò senza Euridice’, littéralement ‘Que ferai-je sans Eurydice’, ce n’est pas seulement que j’ai perdu une femme, même si tout est lié, cela signifie aussi que j’ai perdu mes amis, ma patrie. »

Ce qui est unique dans le résultat final, c’est le mélange entre les différents styles musicaux et l’accompagnement des mélodies baroques par des instruments congolais. Serge Kakudji précise :

Coup fatal,  photo: Chris Van der Burght / Tanec Praha
« C’est vraiment cette rencontre, ce métissage, que je recherchais, ce métissage entre ces deux grandes cultures mondiales que sont l’Occident et l’Afrique. Grâce à ce mélange, on ne sait plus ce qui vient de l’Europe et ce qui vient de l’Afrique. Cela devient de la purée, ce n’est plus une salade dans laquelle on pourrait distinguer ce qui vient de l’Europe et d’ailleurs. Je pense que le but est atteint parce que, quand on écoute la musique dans ‘Coup fatal’, on ne reconnaît plus où commence la partie occidentale et où commence la partie congolaise, mais cela se complète. »

Pour Serge Kakudji, les instrumentistes de « Coup fatal » connaissent leurs instruments depuis leur plus jeune âge, ils « s’habillent de ces instruments ». Mais choisir les treize meilleurs serait une mission impossible sans l’aide de Rodriguez Vangama, le chef des musiciens : « Je les ai trouvés parce que je connais pas mal de musiciens à Kinshasa. Moi-même, j’ai travaillé avec presque tous les grands musiciens du Congo, ce qui m’a permis de connaître ces artistes et leur niveau. Quand nous avons commencé le projet, il y a eu un casting auquel nous avons convié plusieurs musiciens et c’est ainsi que j’ai pu voir leurs capacités de maîtriser ce qu’il fallait, car ce n’est pas facile. »

Les critères de sélection étaient surtout la maîtrise de l’instrument et l’art de mélanger les styles musicaux et de s’orienter dans les partitions. Rodriguez Vangama évoque le parcours antérieur des musiciens :

« Tous les musiciens sont de Kinshasa, sauf Serge Kakudji qui est de Lubumbashi. Mais même si tu vis à Kinshasa, tu es originaire de la province du Kasaï ou du Bas-Congo. Ainsi, dans notre groupe, les onze provinces du Congo sont représentées. Mais tous les musiciens ont grandi et vécu à Kinshasa. Le musicien le plus jeune a 22 ans, le plus âgé 56, c’est le joueur de balafon. »

La grande force du spectacle réside dans la combinaison des différents styles musicaux. Les spectateurs pragois étaient sans doute nombreux à se dire n’avoir jamais entendu quelque chose de semblable. Pour ceux à qui la musique de la pièce manque déjà, Rodriguez Vangama a une bonne nouvelle, car d’ici la fin de l’année sort son album « Niveau zéro ». Comme il l’explique, il s’agit d’un disque sur lequel on trouve, entre autres, les styles musicaux de « Coup fatal » :

Coup fatal,  photo: Chris Van der Burght / Tanec Praha
« Plusieurs arrangements musicaux dans ‘Coup fatal’ ont été faits par moi-même. Alors, vous pouvez retrouver sur mon album, non pas la même chose, mais l’esprit de cette musique, surtout dans le folk parce que je fais essentiellement du folk-jazz que je mélange ensuite avec d’autres styles. Mais ce qui prévaut, c’est d’abord le folk-jazz. Dans ‘Coup fatal’, on retrouve du folk, du jazz, du latino, du soul, même du funk. »

Autre phénomène que la pièce présente – celui des sapeurs, adeptes de la Société des ambianceurs et des personnes élégantes (la SAPE). Rodriguez Vangama fait d’abord une présentation de ce qu’est la SAPE :

« Comme on dit à Kinshasa, la sape, c’est une religion à laquelle tu t’identifies. La musique congolaise va de pair avec la sape, donc il faut être bien habillé, bien rasé, bien parfumé. »

Serge Kakudji confirme et place le phénomène dans un contexte historique précis :

« C’est vraiment une grande identité. Au départ, on dit que ce sont les adeptes de l’Association des personnes élégantes… L’existence du sapeur s’inscrit dans une époque. Il y avait des Congolais qui imitaient les colons et la manière dont ils s’habillaient. Mais ils voulaient les imiter tout en étant encore mieux habillés qu’eux. Cela est devenu une sorte de religion qui englobe tous les musiciens congolais. Je suis né dedans, ça reste dans le sang. Il y a par exemple des moments où je pense que je m’habille assez naturellement, mais on regarde et on dit ‘Quelle élégance !’. Tout musicien congolais est automatiquement un sapeur. Le spectacle ‘Coup fatal’ ne se réfère pas à la sape, celle-ci fait partie de la vie congolaise, donc on s’est dit ‘et pourquoi pas ?’. »

Le style des sapeurs, ce sont donc des vêtements très chers et élégants, car les sapeurs sont connus pour l’attention portée non seulement à leur style vestimentaire mais aussi à un certain comportement. Il ne s’agit donc pas d’imiter la culture européenne, mais d’aller encore plus loin. Dans un contexte de guerre civile, dans des conditions de pauvreté et de privation, les vêtements de luxe ne sont que l’une des contradictions vécues par les musiciens de Kinshasa. La pièce « Coup fatal » ne les évite pas. Serge Kakudji explique que le titre du spectacle reflète ces réalités. Il s’agit certes d’un coup fatal, mais d’un coup dont on se relève. Il conclut :

« Quand vous regardez la pièce, il y a des rideaux en douilles derrière. Du coup, on voit directement la guerre. Bien sûr, la guerre dans l’est du pays fait partie de la réalité du Congo. Pour cela, Alain Platel a fait appel au sculpteur congolais Freddy Tsimba qui a prouvé son génie en faisant ces rideaux. Donc, voilà, derrière nous, il y a des morts, mais ces morts nous donnent la vie. C’est ce que je dis toujours : que le spectacle est un coup fatal qui donne la vie après. Ce n’est pas un coup fatal après lequel on reste par terre, mais on revit. Ces morts à travers les douilles, ils nous procurent la vie et aussi, bien que les Congolais disent ‘on vit dans le présent’, malgré ce fait, derrière il y a des morts, il y a des douilles. »