Marie-Thérèse d’Autriche, un règne au cœur du XVIIIe siècle (I)

Marie-Thérèse

Une reconstitution de la cérémonie de couronnement de Marie-Thérèse en tant que reine de Bohême est organisée ce samedi au château de Prague. Il fallait au moins cela puisqu’on célèbre cette année le tricentenaire de la naissance de la souveraine habsbourgeoise (1717-1780). Sur Radio Prague, on poursuit donc cette série d’émissions consacrées à Marie-Thérèse, la reine de Hongrie et de Bohême, impératrice conjointe du Saint-Empire, par un entretien avec l’historien Jean-Paul Bled, qui lui a consacré en 2001 une biographie publiée aux éditions Fayard.

Marie-Thérèse
Un entretien qui débute par le commencement : la guerre de Succession d’Autriche. Quand Charles VI meurt en 1740, c’est sa fille aînée, Marie-Thérèse, âgée alors de 23 ans, qui lui succède en vertu de l’édit de la Pragmatique sanction. Mais d’autres souverains ne l’entendent pas de cette oreille. La Prusse de Frédéric II veut la Silésie, un territoire appartenant aux pays de la couronne de Bohême, que son armée moderne ne tarde pas à occuper. La France elle, soutient les prétentions de Charles-Albert, l’électeur de Bavière, à prendre la tête du Saint-Empire, au détriment du candidat des Habsbourg, François-Etienne de Lorraine, le mari de Marie-Thérèse. Dans cette guerre, la jeune souveraine ne va pas si mal s’en tirer comme nous le raconte Jean-Paul Bled :

« Marie-Thérèse, certes ne réussit pas à reprendre la Silésie. Elle la perdra au traité de Dresde de décembre 1945, qui conclut l’épisode des guerres livrées entre la Prusse et l’Autriche. Ce traité de Dresde reconnaît à Frédéric II la possession de la plus grande partie de la Silésie. Mais pour le reste de la Bohême, Charles-Albert en est chassé. Il va donc perdre son titre éphémère de roi de Bohême. Et puis, à la fin des fins, François-Etienne sera élu empereur du Saint-Empire et couronne empereur du Saint-Empire. »

Si Marie-Thérèse a pu succéder à son père Charles VI, c’est parce que Charles VI avait pris la Pragmatique sanction en 1713, quatre ans avant sa naissance. Comment Marie-Thérèse a été préparée au fait qu’elle allait prendre le pouvoir sur les possessions habsbourgeoises ?

Charles VI
« Elle n’a pas été préparée, c’est une lacune majeure dont elle ne porte pas la responsabilité. La responsabilité relève de son père qui a promulgué cette sanction pragmatique en 1713 qui répondait à une situation où Charles VI, qui avait eu un frère lui ayant précédé, l’empereur Joseph. Ce dernier était mort mais il avait deux filles. L’une avait épousé Charles Albert de Bavière tandis que l’autre s’était mariée avec le Prince électeur de Saxe. Par conséquent, ce que craignait l’empereur Charles VI était que, soit le prince électeur de Bavière, soit le souverain de Saxe, ne conteste la montée sur le trône de l’enfant de l’empereur Charles VI.

La Pragmatique sanction n’établissait pas que ce devait être un garçon même évidemment c’était encore l’espoir de Charles VI. Ce dernier avait par ailleurs eu un fils qui est mort très vite. En fait il n’a eu que deux filles et c’est donc l’ainée, Marie-Thérèse qui lui a succédé. En revanche, il n’a pas pris la peine de la préparer à ces fonctions. Il est possible qu’il ait pu penser en réalité que si Marie-Thérèse régnait, ce serait son époux François-Étienne qui gouvernerait. Il avait d’ailleurs confié des fonctions militaires audit François-Étienne. En tout cas, elle n’a pas reçu la formation à laquelle on aurait pu s’attendre. »

Au XVIIIème siècle, est-ce un fait exceptionnel qu’une femme réunisse autant de pouvoir à l’image de Marie-Thérèse ?

« Le XVIIIème siècle est un siècle assez féminin car avant Marie-Thérèse, il y a eu Elisabeth Farnèse, princesse d’origine espagnole, qui a entrepris de placer ses enfants pour créer une espèce de constellation farnésienne en Italie, voire en Europe. Et puis surtout, après l’accession de Marie-Thérèse sur le trône, il y a Catherine II de Russie, qui évidemment est un personnage de grand calibre que Marie-Thérèse va connaitre. Non pas qu’elles se soient jamais rencontrées mais c’est quelqu’un avec laquelle elle va avoir à faire. Et puis on pourrait ajouter la marquise de Pompadour, qui, certes, n’a pas régné mais qui, dans les coulisses, exerçait une influence considérable. Le XVIIIème siècle peut être décrit comme un siècle féminin. »

Vous avez précédemment parlé de la guerre de Succession d’Autriche, Marie-Thérèse traverse également une autre guerre, la guerre de Sept Ans (1756-1763). Comment fait-elle la guerre ? Est-elle décisionnaire ou délègue-t-elle pour faire la guerre ?

La guerre de Sept Ans  (1756-1763)
« Oui elle délègue et fait le choix des généraux, en particulier du général en chef, mais elle ne s’immisce pas dans la conduite de la guerre. Elle fait très bien la part des choses, car elle sait qu’elle n’a aucune compétence dans ce domaine et elle ne cherche pas à en avoir. On peut alors faire la différence avec Frédéric II qui était à la fois le roi et le général en chef, et qui jouait ainsi le rôle de connétable pour la Prusse.

Marie-Thérèse ne le peut pas et elle n’en a aucunement la prétention. Son rôle peut être grand, au-delà du fait qu’elle désigne celui qui commande, dans la préparation de l’armée. Or, entre la fin de la guerre de Succession d’Autriche, c’est-à-dire entre 1748 et le traité d’Aix la Chapelle, et le début de la guerre de Sept Ans en 1756, soit une période de huit ans, arrive une période qu’elle va mettre à profit sur le terrain diplomatique. Elle va aussi préparer son armée à reprendre le combat. Le moment venu, elle a tiré des guerres précédentes que l’outil militaire autrichien présentait des défaillances qu’il fallait combler et elle a concentré son attention lors de ces années sur cette exigence de remettre l’armée autrichienne à niveau. »

De la même façon, comment mène-t-elle la politique ? Est-elle à la tête d’une sorte de conseil des ministres, comme pouvait l’être Louis XIV ou confie-t-elle le pouvoir à un ministre, comme l’ont plutôt fait Louis XV et Louis XVI ?

Wenzel Anton von Kaunitz-Rietberg
« Ce qui est clair, c’est qu’elle prend les décisions tout en sachant s’entourer de collaborateurs sur le plan politique. Sur le plan politique, il y a une figure qui émerge une fois la guerre de Succession d’Autriche terminée, c’est le comte puis prince de Kaunitz, qui nous ramène d’ailleurs à la Bohème, plus précisément par la Moravie, puisqu’il est possessionné en Moravie. C’est un personnage qu’elle a remarqué dans l’exercice de ses fonctions, car il a une carrière de diplomate. Elle va alors lui confié des tâches de plus en plus importantes. Elle l’a nommé ambassadeur à Versailles, ce qui était une position capitale puisqu’au lendemain de la guerre de Succession d’Autriche, elle considère que l’objectif à atteindre est un renversement des alliances, c’est-à-dire de nouer une alliance avec la France. C’est quelque chose d’extraordinaire puisque toute la tradition habsbourgeoise et toute la tradition française depuis deux siècles est un antagonisme très dur.

Or, au lendemain de cette guerre, elle conclut à la nécessité d’un renversement des alliances. Dans ce contexte, choisir Kaunitz pour la représenter à la cour de Versailles auprès de Louis XV, c’est signifier qu’elle l’a investi de sa confiance. Lorsqu’il quitte Versailles en 1753, elle le nomme dans à la plus haute fonction, c’est-à-dire chancelier d’Etat, ce qui correspond à la fonction de ministre des Affaires étrangères. A ce moment, il y a en quelque sorte un couple politique qui s’est formé entre Marie-Thérèse et Kaunitz, et un couple politique qui fonctionne en grande harmonie. Mais encore une fois, à la fin des fins, c’est elle qui décide, c’est elle qui donne les impulsions. »

En parlant de couple, parlons de celui qu’elle forme avec François-Etienne. Ce qui peut étonner, c’est que Marie-Thérèse a seize enfants avec François-Etienne. Comment peut-elle régner avec seize grossesses et toute cette progéniture ?

François-Etienne
« Effectivement, cela peut paraître étrange mais, et c’est là encore une confirmation que c’est elle qui dirige, alors même qu’elle est enceinte, alors même qu’elle met au monde un enfant, elle dirige les affaires de l’Etat. Elle ne se dessaisit à aucun moment des affaires de l’Etat. Même lorsque sa grossesse est proche de son terme, elle est encore aux commandes. Elle ne quitte les commandes que très peu de temps. Dès l’accouchement terminé, elle reprend les commandes. Ce qui aurait pu être un obstacle, ne l’a pas été. »

En termes de la politique générale de l’Etat, il y a aussi les affaires religieuses. Le début du XVIIIe siècle est marqué par les succès de la Réforme catholique. Quelle est la politique religieuse que mène Marie-Thérèse ?

« On est effectivement dans l’autre siècle du baroque, l’autre siècle de la Contre-Réforme, tout au moins dans la première partie. Marie-Thérèse est une fervente catholique, dans la tradition de ses ancêtres et de ses parents. Et elle va le demeurer jusqu’à son dernier jour. Il y a tout de même un certain nombre d’inflexions qui s’observent au cours de son règne. Non pas en termes de tolérance : sa position est et demeure, on pourrait dire, une tolérance zéro. Cela veut dire à l’encontre des protestants en premier lieu. Par ailleurs, elle n’a aucune sympathie pour les juifs. Ce qui ne veut pas dire qu’elle pratique une politique d’antisémitisme, mais elle n’a pas de sympathie du tout pour eux.

Gerard van Swieten,
Où les inflexions sont à noter, c’est qu’au cours de son règne, on voit progressivement se réduire l’influence des jésuites, qui au début du règne, occupent des positions dominantes dans tous les domaines, et notamment dans le domaine de l’éducation, dans le domaine universitaire. Progressivement, cette influence diminue au profit de l’école janséniste. Elle a autour d’elle son médecin, Gerard van Swieten, qui vient des Pays-Bas, qui est janséniste, cela veut dire très réservé à l’égard des jésuites à tout le moins. Et son influence grandit et déborde le terrain de la médecine. Ce qui fait qu’à l’Université de Vienne, les jésuites vont être progressivement éliminés. Mais ce n’est pas une politique de tolérance, politique qui sera menée par son héritier, Joseph II, qui va introduire une patente de tolérance, mais Marie-Thérèse sera décédée à ce moment-là. »

Le XVIIIe siècle, c’est aussi l’émergence d’idées nouvelles portées par les Lumières, par le rationalisme. Comment se positionne Marie-Thérèse face à ces auteurs ? Est-elle portée vers la censure de ces écrits ou bien les tolère-t-elle ?

« Elle n’a aucune sympathie pour les Lumières, à la différence de son fils aîné, le futur Joseph II, qui sera en quelques sortes un empereur philosophe. Elle récuse ces idées et par conséquent leur diffusion à travers l’Autriche n’est pas acceptée. Bien sûr, sous le manteau, il y a des ouvrages qui circulent. Mais elle est donc très hostile, mais il y a peut-être quelques bémols à introduire parce que son époux François-Etienne, catholique comme elle, mais plus tolérant, est entré dans la franc-maçonnerie, laquelle est officiellement interdite mais on ferme les yeux.

Et puis il y a ce personnage capital dont je vous parlais, Kaunitz. Lui est acquis aux idées nouvelles, et d’ailleurs il était déjà intéressé, mais son séjour en France qui a duré trois ans l’a évidemment amené à développer des contacts avec ces milieux des philosophes. Lui est catholique mais il l’observe pour la forme parce qu’il ne serait pas concevable que le principal ministre de Marie-Thérèse s’écarte de la ligne tracée par la souveraine. »

Une souveraine, Marie-Thérèse, dont on s’intéressera plus particulièrement aux liens avec les pays de la couronne de Bohême dans la suite de cet entretien avec l’historien Jean-Paul Bled, la semaine prochaine.