L’œuvre foisonnante d’Adolf Wölfli

'Megapole, la salle au parc forestier', 1911

Jusqu’au 27 mai, la galerie de la Maison à la cloche de pierre, place de la Vieille-Ville à Prague propose de découvrir Adolf Wölfli, un des plus importants représentants de l’art brut au XXe siècle. Interné près de la moitié de sa vie en hôpital psychiatrique, il a laissé une œuvre foisonnante et étonnante, dont on peut découvrir une partie dans cette exposition intitulée : « Adolf Wölfli, créateur de l’univers ». Terezie Zemánková est spécialiste et propagatrice de l’art brut en pays tchèques, elle est également la commissaire de cette exposition. Elle revient sur le parcours de cet artiste hors norme.

Adolf Wölfli,  photo: Vaughan,  Wikimedia Commons
« Adolf Wölfli est aujourd’hui considéré comme un des artistes suisses et européens les plus intéressants du XXe siècle. Il venait d’un milieu très pauvre. Il est né dans le canton de Berne, dans une famille de cinq enfants. Il était le plus jeune. Son père était alcoolique, sa mère est morte tôt. Il s’est donc retrouvé orphelin. Après, il n’a pas arrêté de changer de familles d’accueil. Il a connu des maltraitances. Dans sa jeunesse, il a été travailleur saisonnier. Plus tard, il a eu des problèmes avec la justice avec des tentatives de viol sur des jeunes filles mineures. D’où son arrestation. »

C’est comme cela qu’il s’est retrouvé en asile psychiatrique…

« Exactement. Après une deuxième tentative de viol, il a été définitivement interné dans la clinique psychiatrique de Waldau, près de Berne, où il a passé le reste de sa vie. Il avait environ trente ans et à ce moment-là il a perdu son identité. Le passé était terrible, le futur inexistant et le présent pitoyable. Donc, on peut imaginer que c’est pour cette raison qu’il s’est inventé une nouvelle identité glorieuse et qu’il a créé son monde parallèle dans son œuvre. Il faut dire que son œuvre n’est pas seulement picturale, elle est avant tout écrite. »

Ce sont en réalité des centaines et des centaines de cahiers qu’il a remplis au cours de ses années d’internement…

'Le bateau de Saint-Adolphe sur le Mega Balt',  1918
« Il a écrit environ 25 000 pages illustrées par 1 600 dessins et 1 600 collages. En effet dans la période tardive de sa création, il a remplacé le dessin par le collage. »

C’est ce que l’on peut voir justement à l’exposition de la Maison à la cloche de pierre. Ce n’est bien sûr qu’un extrait de son œuvre qui est immense, mais on voit à la fin de l’exposition, de manière chronologique, qu’il finit par s’orienter vers le collage…

« Oui, nous avons voulu présenter l’œuvre de Wölfli du début jusqu’à la fin. Bien évidemment, nous avons été obligés de faire une sélection très stricte. L’exposition commence par ses premiers dessins en noir et blanc. Ce n’était d’ailleurs pas un choix, c’est parce qu’il n’avait pas de crayons de couleurs. Dans ses dessins, on peut reconnaître les scènes narratives qui ont un rapport direct avec sa vie privée, avec son passé. D’ailleurs nous connaissons son passé grâce à sa courte biographie qu’il a dû écrire à la demande des médecins de Waldau et où il décrit son enfance, sa jeunesse. Bien sûr de manière un peu idéalisée mais on peut avoir une idée de sa vie avant son internement à Waldau. »

Sans titre,  1929
Adolf Wölfli a été diagnostiqué schizophrène. Par qui a-t-il été pris en charge et comment sa création est-elle vue par le monde médical ?

« Il a été pris en charge par le psychiatre Walter Morgenthaler qui est arrivé à Waldau en 1907 et qui est resté environ 15 ans. Il appréciait beaucoup l’œuvre de Wölfli, il le soutenait et l’encourageait à créer. Il a écrit aussi un livre consacré à Wölfli, paru en 1921. C’est le premier ouvrage où l’on parle d’un patient psychiatrique comme d’un artiste et où l’on cite son nom et son prénom réels, pas seulement des initiales. De ce point de vue, ce livre, qui n’a été apprécié ni par les historiens de l’art, ni par les psychiatres, représente vraiment un tournant. »

Comment travaillait Adolf Wölfli ? Est-ce que l’on sait comment se déroulait sa journée, quand il créait etc. ?

'Megapole,  la salle au parc forestier',  1911
« On connaît la vie d’Adolf Wölfli grâce aux rapports médicaux de Waldau, qui ont été conservés. »

Dont vous reproduisez d’ailleurs des extraits à l’exposition…

« Oui, et dans le catalogue paru à cette occasion. Nous savons qu’il était obsédé par son travail, qu’il considérait son œuvre comme très importante et qu’il consacrait tout son temps libre à sa création. Il travaillait à la fois dans les chambres, les jardins. Il aimait aussi couper du bois, mais dès qu’il le pouvait, il dessinait. On peut diviser son œuvre en deux parties : sa création géante du cycle ‘Saint Adolf II’, comme il l’a lui-même nommée. A côté de cela il y a des dessins qui sont uniques, sur des feuilles de papier séparées et qu’il échangeait contre du tabac, du papier, de crayons, ou qu’il a vendus. »

Cela signifie qu’à l’époque il avait des acheteurs ?

'Auprès de berceau de Frédéric le Grand',  1917
« Oui, il y avait des employés de l’hôpital, ou des visiteurs. Après la parution du livre de Morgenthaler, il y a eu une première vague d’intérêt pour l’œuvre de Wölfli. André Breton par exemple avait des œuvres de Wölfli dans sa collection, de même que Dubuffet. Il y avait des médecins et des artistes de l’époque. Le paradoxe, c’est que Wölfli est devenue célèbre grâce à ces dessins-là qui sont beaucoup moins intéressant que son œuvre principale. Son œuvre principale, ce sont ses grands cahiers. La création géante de ‘Saint Adolf II’ est composée de 45 cahiers. Le premier ouvrage est nommé ‘Du berceau au tombeau’ et le dernier est la ‘Marche funèbre’. »

C’est une œuvre complète…

« Oui, cette œuvre-là a été d’une certaine façon ‘découverte’ dans les années 1970 par l’historien de l’art suisse Harald Szeemann. Il a été le premier à montrer ce travail au grand public dans un contexte très intéressant : il a exposé l’œuvre de Wölfli à la Documenta 5 de Kassel, en 1972. Cela veut dire qu’il a placé la création de Wölfli dans le contexte de l’art contemporain. »

En voyant ce qui est présenté à Prague, on se rend compte que ses œuvres sont très touffues, comme s’il avait une horreur du vide et qu’il comblait un espace…

'Le magasin aux denrées,  le nourrissage de poissons',  1911
« En effet, toutes les feuilles sont complètement remplies ce qui est assez courant chez les schizophrènes : il y a une sorte de ‘horor vacui’. Chez Wölfli, les dessins étaient avant tout des illustrations pour son œuvre écrite. Dans la première partie, ‘Du berceau au tombeau’, on peut trouver de nombreux dessins qui représentent des cartes géographiques. A l’hôpital de Waldau, il avait à disposition des revues géographiques qui étaient ses sources d’information. »

C’est pour cela que de nombreuses œuvres tournent autour de l’Amazonie et d’autres régions du monde…

« Mais bien sûr, il a transformé la réalité géographique par son imagination et sa fantaisie. Il a créé un monde parallèle nourri par sa mythologie personnelle et qui n’avait que quelques points communs avec le monde réel extérieur. »

Adolf Wölfli a-t-il influencé des artistes ?

'L'œuf du condor',  1911
« A vrai dire je ne connais pas de références directes. Mais il était très apprécié par les Surréalistes. Des artistes contemporains comme Hermann Nitsch ou par Annette Messager disent qu’ils admirent beaucoup son œuvre. »

Comment a-t-il fini sa vie ?

« Il a passé plus de la moitié de sa vie en hôpital psychiatrique. Il est y mort, d’un cancer de l’estomac. C’était au moment où il désirait finir sa ‘Marche funèbre’, chose qu’il n’est pas parvenu à faire. »