« La nouvelle tendance du documentaire, c’est l’incroyable diversité des écritures »

Photo: Commission européenne

Parallèlement au festival Jeden svět (One World) se déroulait toute la semaine ArchiDoc, une formation de l’école française de cinéma de la Fémis en coopération avec Media Desk en République tchèque, destinée aux cinéastes et axée sur le travail et l’utilisation des archives en documentaire. Pendant toute une semaine, workshops et rencontres ont été animés par de nombreux professionnels, parmi lesquels Helena Fantl, directrice du programme ArchiDoc à la Fémis, Thierry Garrel, producteur et Catherine Bernstein, réalisatrice.

Helena Fantl,  photo: Institute of Documentary Film
Helena Fantl, bonjour, vous êtes directrice du programme ArchiDoc à La Fémis, l’école de cinéma française. Pourriez-vous nous présenter ce qu’est ArchiDoc, et nous en dire plus sur votre présence à Prague, ainsi que celle de Catherine Bernstein, réalisatrice, et Thierry Garrel, producteur ?

« ArchiDoc est une formation un peu atypique pour la Fémis. La mission de la Fémis, normalement, est de former de jeunes cinéastes, entre 22 et 27 ans. Mais nous avons aussi des formations continues qui s’adressent à des gens qui ont déjà de l’expérience, qui sont des professionnels. ArchiDoc fait partie de ces formations-là, dont certaines sont internationales comme ArchiDoc justement. C’est une formation européenne. Nous bénéficions heureusement d’un cofinancement du programme Media. C’est ce qui nous permet d’inviter à la fois des intervenants et participants issus de nombreux pays européens. C’est aussi dans l’esprit d’ArchiDoc et de son contenu de promener ces sessions dans les pays européens. »

Prague est donc la troisième étape…

« Oui… ArchiDoc existe depuis une dizaine d’années. C’est un programme qui va assez vite : ce sont trois sessions d’une semaine étalées sur trois ou quatre mois, dont deux sessions se déroulent en-dehors de la Fémis et de la France. Cette année, la première session était à Lisbonne. Nous aimons connecter ces sessions à des événements liés aux événements documentaires. A Lisbonne se déroulait parallèlement le festival Lisbonne Doc et nous avons observé d’autres événements, d’autres workshops. La deuxième session s’est déroulée à la maison mère, à la Fémis, et la troisième, ici, à Prague car nous avons un partenariat de longue date, nous connaissons l’Institut du film documentaire, EastDoc Platform et désormais également, le festival Jeden Svet. »

Thierry Garrel, vous êtes producteur et tuteur dans le cadre d’ArchiDoc. Pourriez-vous nous dire quel est votre rôle en tant que tuteur ?

Thierry Garrel,  photo: Institute of Documentary Film
« Une dizaine de projets ont été sélectionnés, ce sont des projets européens, des projets à leurs débuts. On cherche à les aider à les développer. On a été ‘punis’ parce qu’on a dû aller à Lisbonne pour les faire travailler, puis ensuite à Paris pour faire un trailer, et maintenant à Prague, on est à nouveau ‘punis’, on doit séjourner dans cette magnifique ville pour les aider à préparer le pitching, c’est-à-dire la présentation de leur projet et de leur trailer à des commissioning editors qui viennent d’un peu partout en Europe. Nous les accompagnons en les faisant travailler ensemble, en les faisant réfléchir sur ce qu’ils ont fait ou oublié de faire. Il s’agit de passer du sujet qui les concerne à un projet de film cinématographique. »

Est-ce que vous êtes un tuteur sévère quand vous aiguillez ces cinéastes ?

« Il faut toujours être dur et très généreux. Mais pas plus qu’en production : j’ai travaillé pendant 40 ans dans la télévision à produire des documentaires et je pense qu’il est très important d’avoir avec les auteurs un dialogue à la fois sérieux mais sans complaisance pour les aider à accomplir leur œuvre, à devenir meilleurs. »

Vous avez cette longue expérience de la production de documentaires. Quels sont vos critères de sélection ?

« Ce sont des projets écrits, pas des films, donc il faut en juger. Ce sont des projets qui tous contiennent des archives, c’est le principe d’ArchiDoc. Cela peut être des photos, des films, des lettres… Quand on a fait la sélection, on a surtout pensé à la singularité des projets en se disant qu’untel était original ou nouveau… C’est d’ailleurs ce qu’on devrait toujours se dire quand on considère un projet, on devrait penser à la nouveauté et la promesse d’un projet. »

Quand on pense « archives », d’aucuns pourraient associer le mot à « poussiéreux » ou « ancien ». Mais les archives peuvent être de la matière très vivante…

Photo: Commission européenne
« Les archives sont ce qu’il nous reste du passé. Comment réfléchir sur le passé et sur l’ombre qu’il porte sur notre présent, sinon à travers les éléments qui ont été gardés de ce passé. Je pense que ce n’est pas du tout poussiéreux, je pense que savoir d’où l’on vient, ce qui a construit nos sociétés, c’est très important. Tout particulièrement en documentaire : le film documentaire a pris sa vraie autonomie esthétique à travers des films qui parlaient du passé. C’est là qu’on s’est rendu compte que c’était un genre à part entière et pas un simple appendice de la fiction ou un petit reportage télé, qu’il y avait de vrais enjeux avec de vraies questions et réflexions sur le monde. »

Quelles sont les nouvelles tendances du documentaire, en France et en Europe ?

« Je dirais que la nouvelle tendance, c’est l’incroyable diversité des écritures. C’est la vraie bonne nouvelle du documentaire, on se rend compte que c’est un champ absolument gigantesque, alors qu’on pensait que c’était une petite péninsule. Il y a une incroyable diversité de formes d’expression, donc une capacité du documentaire à se confronter à des questions d’une incroyable diversité et complexité, tout en gardant la simplicité de communication du cinéma. »

Photo: Archives de Radio Prague
Les outils changent aussi, et vite, avec les nouveaux outils vidéo… On dit qu’aujourd’hui on peut pratiquement faire un film avec n’importe quel support…

« Et comment écrivez-vous ? Avec un crayon HB ou une plume ? Grosso modo, la construction des objets, c’est la même chose… Les réalisateurs construisent des objets temporels fixes, des expériences à vivre, où du temps se passe. Les images, le son, les paroles, qu’on les fasse avec une petite caméra ou une grosse caméra, c’est toujours un film. »

Catherine Bernstein, vous êtes réalisatrice. Vous êtes également tutrice dans le cadre d’ArchiDoc. Mais vous avez également présenté à Prague votre film « Assassinat d’une modiste ». Pourriez-vous revenir sur la genèse de votre film, très personnel, comme beaucoup de vos films, si on pense à la trilogie Kassel. « Assassinat d’une modiste » parle de votre grand-tante…

Catherine Bernstein,  photo: Passeurs d'images
« Je tiens à préciser qu’en racontant l’histoire de ma grand-tante, j’espère, en travaillant sur l’infiniment petit, toucher quelque chose de bien plus grand. C’est-à-dire que c’est presque un principe narratif de réalisateur. Mais le vrai sujet, ce n’est pas de raconter les souvenirs que j’avais ou que je n’avais pas de ma grand-tante, mais à travers elle l’histoire d’une modiste sur les Champs-Elysées pendant la guerre, qui s’avère être juive. A travers elle, j’espère raconter l’histoire des Juifs français sous l’Occupation. L’idée était de raconter, avant la mort physique, la mort sociale à travers la privation des biens matériels, tous les interdits. On n’a jamais décidé du jour au lendemain d’exterminer un peuple, mais il y a eu des signes avant-coureurs qu’on n’a pas su et voulu voir. »

Comment avez-vous travaillé avec ce matériau du passé que sont les archives ?

« Il en va des archives comme des images d’aujourd’hui : on peut les utiliser de mille et une façons différentes. Je trouve que c’est un outil extrêmement contemporain et moderne. On peut très bien s’approprier des images faites par un autre et les détourner de leur sens premier, pour exprimer notre langage à nous. En l’occurrence pour ‘Assassinat d’une modiste’, j’ai essayé uniquement de prendre des archives privées de Paris, filmé par des Parisiens ou des Allemands à Paris. Je n’ai pas voulu prendre la grande histoire, Hitler, Pétain etc., mais le quotidien. Je voulais retrouver le Paris de ma protagoniste, en l’occurrence, Fanny Berger. »

Dans ce travail, avez-vous découvert des choses que vous ne saviez pas ? Est-ce que ce travail vous a enrichie ?

« Mais tout le temps, heureusement, sinon j’arrêterais ce métier. La seule chance de ce métier, c’est qu’à chaque fois ce sont des essais, on découvre quelque chose de nouveau. Pour les documents dans ‘Assassinat d’une modiste’, j’ai essayé de trouver un équivalent cinématographique pour recréer la sensation que je pouvais éprouver en trouvant un document où il y avait une empreinte, une signature… Par exemple, lorsque j’ai un trouvé le premier document avec sa signature, comme quoi elle avait reçu un colis au camp de Beaune-la-Rolande, j’ai été bouleversée. Après, je me suis demandé comment le retranscrire filmiquement, à travers la bande-son, le cadrage etc. »

'Assassinat d’une modiste'
TG : « Ce que ne dit pas Catherine, c’est que de Fanny Berger il ne reste plus rien, que quelque photos et qu’en revanche, dans la quête qu’elle fait, des différentes étapes de la vie de Fanny Berger, de sa spoliation et de sa déportation, on découvre que tout le long il y a des traces de documents administratifs, des dates etc. Ce parcours est tout sauf poussiéreux, il est plein d’émotions. »

C’est quelqu’un qui avait disparu que vous faites revivre par ce film, Catherine Bernstein…

« Je n’ai jamais sur répondre à cette question. Mais c’est comme si j’apportais la preuve qu’elle a vraiment existé parce qu’il ne reste quasiment rien. Il s’agit d’un film d’une heure et demie basé sur trois photos. On retrouve au fur et à mesure des papiers laissés par les bourreaux eux-mêmes. Il ne reste quasiment rien de ces personnes assassinées, mais j’apporte la preuve qu’elles ont existé. »

Cet effacement d’identité est allé si loin que sur une fiche, vous avez découvert qu’elle était inscrite « déporté » sans –e alors que c’était une femme !

« D’ailleurs quand les anciens déportés sont revenus des camps, il y a souvent des problèmes de statut. Ils se sont retrouvés déportés politiques, mais ils ne l’étaient pas, ils n’étaient pas non plus soldats. Cela a été très compliqué pour leur donner une vraie place. Autrement, pour revenir à ArchiDoc, vous avez posé la question à Thierry Garrel de ce qui faisait qu’on choisissait tel ou tel projet. A aucun moment la question de la faisabilité par rapport à une chaîne de télévision n’est rentrée en ligne de compte. Ou si cela va être vendeur ou pas. On a choisi les sujets par coups de cœur, en se disant qu’il y avait là un potentiel de film que ça plaise ou non. »

Tous ces films que vous avez sélectionné, quel est leur destin après ArchiDoc ?

TG : « Dans le futur, ces projets vont continuer à avancer, à maturer, à rencontrer des partenaires financiers. On espère que certains de ces films vont se réaliser. Dans le passé, ça a été le cas. On espère qu’ils trouveront des financements et ultimement leur public. »

HF : « Il faut se donner rendez-vous dans trois à cinq ans. »

TG : « C’est un cycle très long dans les documentaires, ça ne se fait pas en quinze jours ou en trois mois. »