Jean-Michel Guenassia : « Ecrire une fresque sur notre époque à travers le Che » (II)

Photo: Albin Michel

L’écrivain français Jean-Michel Guenassia était à Prague fin novembre 2012, à l’occasion de la sortie aux éditions Argo de son roman « Le club des incorrigibles optimistes ». Cet ouvrage précède son tout dernier roman sorti en France chez Gallimard, intitulé « La vie rêvée d’Ernesto G. », vaste épopée d’un siècle retraçant la vie d’un certain Joseph Kaplan, médecin tchèque d’origine juive de 1910 à 2010, de Prague à Paris, en passant par Alger, puis de retour à Prague. A la la lecture de son roman, on sent que Jean-Michel Guenassia éprouve une vraie tendresse pour ses personnages et qu’il aime jouer avec le monde qu’il a créé : ainsi on retrouve dans « La vie rêvée d’Ernesto G. », à Prague Pavel Cibulka, diplomate tchèque, quelques années avant son apparition à Paris dans « Le club des incorrigibles optimistes ».

'Le club des incorrigibles optimistes',  photo: Argo
« C’était aussi l’objectif : une fois qu’on a aimé des personnages, c’est un peu une facilité d’écrivain de créer un personnage, qui vit, qui fait un peu ce qu’il veut. Donc forcément, si j’étais à Prague dans « Ernesto G. », il y avait Pavel Cibulka, comme quand j’étais en Algérie, il y avait Michel Delaunay du précédent roman. Ils viennent d’eux-mêmes dans le roman : il y a un moment où l’histoire devient autonome, où les personnages font ce qu’ils veulent. »

Et puis, c’est peut-être difficile de les quitter…

« Oui. Et puis j’ai réussi à créer ce monde qui a une cohérence. Il y a des choses qui me sont familières. Ces personnages existent pour moi : Pavel existe, il a un corps, un esprit. C’est un diplomate tchèque qui a subi les contrecoups de l’histoire, il a fui au moment de l’arrestation de Clementis et Slánský et a trouvé refuge à Paris. Le club des incorrigibles optimistes et un club dans un bistrot parisien à côté de Montparnasse où se retrouvent beaucoup de réfugiés d’Europe de l’Est, parce qu’ils n’ont nul autre endroit où aller. C’est des proscrits qui n’ont ni famille ni argent. Le malheur est moins dur avec d’autres malheureux… Ils se retrouvent le soir, jouent aux échecs, se parlent, se soutiennent, et dans ce club, va rentrer un jeune Parisien qui a lui-même des problèmes avec sa famille. Ils vont l’adopter, il va devenir membre du club, alors qu’il ne sait même pas jouer aux échecs. Chaque année, un des membres va lui raconter sa vie et comment il s’est retrouvé à Paris, ce qu’il a dû abandonner etc. Il y a un Allemand antinazi, deux Hongrois qui ont fui Budapest, un héros de l’Armée rouge venu à Paris pour l’amour d’une hôtesse de l’air. Il y a plein de personnages qui ont eu des vies qui semblent extraordinaires, mais qui sont ordinaires en fin de compte. Il ne se passe rien d’invraisemblable. Mais ce qui est invraisemblable, c’est qu’ils ont sauvé leur peau, ils font partie des rares survivants. C’est un avantage et aussi un poids parce qu’ils ont laissé derrière eux leur femme, leur maison, toute leur vie. Ils se reconstruisent dans un pays qui n’est certes pas le pire, mais ce sont des exilés. »

Ils ne retrouvent d’ailleurs pas forcément un statut…

Jean-Michel Guenassia,  photo: CT24
« En effet. Je dois dire qu’à titre personnel, j’ai rencontré quelques uns quand j’étais jeune. C’est ce qui m’a donné l’idée du roman. J’ai un jour vu Sartre et Kessel jouer dans ce café. Il y avait des Hongrois et beaucoup d’Allemands de l’Est. C’est dix ans après qu’un Hongrois avec qui j’avais sympathisé m’a dit : ‘tu sais, Sartre nous donnait de l’argent, il nous aidait financièrement.’ Ca, je ne l’avais pas vu. Ce qui m’a intéressé, c’était ces contradictions : ce Hongrois, aidé par Sartre, le détestait en même temps. Il le détestait parce que Sartre était un communiste, qui avait qualifié les événements de Budapest de ‘révolution de petits propriétaires terriens’. Il détestait Sartre, mais acceptait son argent ! C’est ce qui est intéressant : tous ces personnages ont des contradictions qui les rendent très attachants. En réalité, ils sont comme nous. Ce roman, c’est un roman sur les rêves, nos rêves : on voudrait que le monde soit meilleur, on veut faire le bien, mais on fait le mal. C’est un leitmotiv dans le roman. »

C’est aussi le résultat de la désillusion de ce qu’a été l’idéologie communiste…

« Il y a peu d’utopies qui ont réussi finalement. Beaucoup d’utopies du XXe siècle ont été sanglantes, dramatiques. Et le communisme est probablement la pire de toutes les utopies. Par ailleurs, c’est une utopie séduisante : l’idée de dire que tous les hommes sont égaux, qu’on va supprimer l’oppression de l’homme par l’homme, qui ne serait pas pour ? Sauf que ces idées ne marchent jamais, qu’elles n’ont jamais marché et n’ont suscité que des crimes effroyables. Mais ces gens-là, même s’ils ne sont pas optimistes, restent incorrigibles. Ils recommencent toujours, c’est ce qui est terrible chez eux ! Ils y croient toujours et se demandent comment est-ce qu’on pourrait encore améliorer les choses. »

Ce genre de livre parlant de la désillusion face aux utopies, c’est un livre que vous n’auriez sans doute pas pu écrire il y a quelques années : je ne vois pas un livre comme celui-ci être publié en France dans les années 1960 ou 1970.

Photo: Albin Michel
« D’abord, il a fallu arriver à mon âge pour parvenir à maîtriser tous les fils du drame et de la dramaturgie. Mais probablement pas en effet : c’est un livre de notre époque, que j’ai écrit en pensant aussi aux émigrés d’aujourd’hui, qui ne sont plus forcément des exilés politiques, mais qu’on ne voit pas, dont on se sert. C’est aussi une réflexion personnelle sur l’exil qu’on vit. »

Autre raison pour laquelle il n’aurait peut-être pas pu être publié il y a quelques années : c’est un roman qui a un vrai souffle romanesque, comme quand on lit de grands romans de la littérature française, ou russe. C’est un vrai roman, avec des personnages auxquels on s’attache : c’est totalement l’inverse du Nouveau roman.

« Je m’oppose à titre personnel à cette conception-là ! Je suis dans le roman narratif, avec un début, un milieu, une fin, des personnages, des intrigues, mais avec un fond politique, social, voire philosophique. Oui, j’ai envie d’embarquer les lecteurs : mon rêve, c’est qu’ils arrêtent à trois heures du matin sans lâcher le livre. Il y a donc un jeu constant avec le lecteur, mais comme moi-même, j’aime être manipulé par un auteur quand ça fonctionne, dans un livre où on se perd. »

Pour revenir à « La vie rêvée d’Ernesto G. », j’ai été assez surprise du titre qui se focalise sur Che Guevara, alors que pour moi, ce livre, c’est l’histoire de Joseph Kaplan. C’était un choix d’éditeur ?

« Non, on a hésité avec un autre titre : ‘L’incroyable histoire de Joseph K.’ avec la référence explicite à Kafka. Par ailleurs, c’est pour cette histoire du Che, le cœur du roman, qu’on l’a choisi. Jusqu’à présent, pour mes deux romans, je me suis amusé à écrire une histoire où le héros arrive dans le dernier tiers. Dans le Club, il arrive à la page 400, là, il arrive à la page 350. Donc, je trouve ça amusant. Joseph Kaplan, c’est en réalité un fil rouge, comme Michel. Dans ‘Ernesto’, le héros du roman n’est pas Joseph, mais Joseph, Christine, Helena, ce groupe familial et ces deux femmes surtout qui sont aussi importantes. L’histoire avec Ernesto va faire éclater ce monde. C’était un beau titre, sur ce personnage emblématique de Guevara : j’avais envie de le raconter de cette façon et de faire une fresque sur notre époque à travers lui. »