De quoi rêvent les Tchèques, à part le shopping ?

'Rêve tchèque'

« Cesky sen », « Le rêve tchèque »... pour certains, le meilleur film qui a été créé en République tchèque depuis 1989. Pour d'autres, une tromperie cynique. Une chose est certaine : le film de deux étudiants de la FAMU, l'école supérieure de cinéma de Prague, sorti fin mai et projeté récemment au Festival de Karlovy Vary, ne laisse personne indifférent. Il a fait sensation, de par son sujet et la manière dont les deux jeunes cinéastes l'ont traité. Et aussi, par le témoignage de la vie dans un petit pays qui a vu naître, rien que ces cinq dernières années, 125 hypermarchés.

Filip Remunda et Vit Klusak
Vit Klusak, 24 ans, et Filip Remunda, 31 ans, sont documentaristes. Mais plus qu'un documentaire, leur Rêve tchèque est un reality show. Il commence un jour d'hiver, en 2003. Sur une plaine de Letnany, quartier périphérique de Prague, et devant une caméra, Vit et Filip annoncent aux spectateurs qu'ils s'apprêtent à lancer une gigantesque campagne publicitaire pour la construction d'un hypermarché fictif, s'appelant Le rêve tchèque. Si la campagne, proposant des produits aux prix incroyablement bas, fonctionne, des milliers de Tchèques se dirigeront, le 31 mai, le jour de l'ouverture du magasin, sur la plaine de Letnany, pour se retrouver en face de sa simple façade.

Chose promise, chose due. La caméra de Vit et Filip reste en marche, tout ce qui se passera pendant les prochaines semaines est enregistré.

Une société de publicité renommée, des photographes et visagistes, un compositeur, un choeur d'enfants, des animateurs de la TV et de la radio se mettent au boulot. Résultat ? Des affiches à chaque coin de rue, une chanson, des spots dans les médias, des annonces dans les journaux... Evidemment, le projet des cinéastes est tenu secret, mais ceux qui en font la publicité sont au courant. Business is business - bien qu'ils se disent honnêtes, ils acceptent tous de promouvoir le produit qui n'existera jamais et, mieux encore, de persuader de ses qualités les 10 millions de Tchèques. Le comportement des 4 000 parmi eux qui se précipitent, le 31 mai, à l'aube, à Letnany, pour acheter « une télé à 500 couronnes » ou des « cornichons de Znojmo », est, certes, ridicule (parfois même sympa : « Oh la la, les gars, qu'est qu'on était cons de venir ! »). Mais ce qui donne la chair de poule, c'est la machinerie publicitaire, observée de près, disséquée. Les profils de ceux qui manipulent ("j'ai l'impression d'être celui qui fait bouger le monde", dit l'agent de publicité) et de ceux qui se laissent manipuler, des heureux consommateurs : « Mes plus beaux week-ends ? J'adore faire des achats. Quand on se promène dehors, avec mes parents, je m'ennuie. Quand il m'emmènent au supermarché, je rayonne », avoue une fille de 11, 12 ans. Pour une charmante maman tchèque, elle aussi interrogée dans le film, le principal progrès depuis la chute du communisme est de pouvoir acheter des cartons de lait et de l'eau en bouteilles. « Que désirez-vous dans la vie ? » Un jeune couple répond, après une longue réflexion : « De l'argent. Oui, c'est l'essentiel... »

Le 31 mai 2003, lorsque les derniers rêveurs quittent Letnany, après avoir mitraillé de questions Vit et Filip, le tournage du film s'achève et un débat public houleux s'ouvre. Un an plus tard, Le rêve tchèque sort en salles et... c'est à nouveau l'effet d'une bombe. Vit Klusak et Filip Remunda font un premier bilan...

"Ce qui nous a agréablement surpris, c'étaient les réactions des gens à Letnany. Ils ont, pour la plupart, compris qu'il ne s'agissait pas, de notre part, d'une tromperie méchante, mais amicale."

"Puis, nous étions surpris d'apprendre que faire de la publicité n'était pas si exigeant que ça. Le plus important, c'est la quantité : s'il y a des affiches et des annonces partout, si la pub saute aux yeux, ça marche et peu importe qu'elle en est son contenu."

'Český Sen'
"Mais il y a une question éthique : j'ai un peu honte devant les personnes âgées qui se sont faites avoir. Elles ont vu la publicité, elles sont venus voir l'hypermarché, mais elles n'ont pas lu tous ces articles qui ont été ensuite publiés et où l'on expliquait pourquoi ça a été fait. Et en plus, elles ne verront jamais ce film. Alors j'ai compris que les médias et le cinéma ont peu de force et peu de moyens de se faire entendre par rapport à la publicité qui est omniprésente."

"Maintenant, nous voulons boucler notre projet, Le rêve tchèque. Nous allons faire le tour du pays avec notre film, aller à la rencontre des spectateurs et discuter avec eux. C'est notre objectif le plus proche."

Le rêve tchèque devrait être également présenté à l'étranger. Peut-être aussi en Suisse, on ne sait jamais, en tout cas Francine Brücher, représentante de Suisse Films au Festival de Karlovy Vary a été comblée...

"On voit ce film et on comprend pourquoi il a du succès. C'est un film drôle, mais en même temps très intelligent qui sait être critique aux bons endroits, mais surtout, et ça c'est le grand talent des deux jeunes cinéastes, c'est un documentaire qui n'est pas aux dépens des gens. C'est-à-dire que même si c'est drôle et si on rit, on ne ridiculise pas les gens à l'écran - je pense surtout aux clients furieux que l'on voit à la fin du film. Je pense que quand ce film va passer à la télévision en Tchéquie, ça va être l'Evénement, encore pire qu'un match de football !"

Auteur: Magdalena Segertová
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