Corine Pelluchon : « Bâtir une philosophie qui pense l'humain autrement »

Corine Pelluchon, photo: Claude Truong-Ngoc, CC BY-SA 3.0 Unported

Le jeudi 16 juin a eu lieu pour la première fois à Prague la Nuit de la philosophie. A l'initiative de l'université Charles, de l'Institut Français, de l'Institut de philosophie de l'Académie tchèque et du CEFRES, de nombreux philosophes de diverses nationalités sont venus débattre et donner des conférences. Les images, la science et la politique étaient les thèmes principaux de cette première édition pragoise. Néanmoins, les débats programmés posaient une autre question : celle de la vulnérabilité. Une vulnérabilité malmenée, avec des interventions sur la question des minorités et des réfugiés, une vulnérabilité déniée avec des interventions sur la question du transhumanisme, mais aussi une vulnérabilité que l'homme a parfois du mal à reconnaître et à protéger chez les espèces, animales ou végétales, avec lesquelles il partage son habitat. Parmi les philosophes invités à cette toute première Nuit, Corine Pelluchon. Au micro de Radio Prague, avant le lancement de cette soirée de conférences et débats, elle a accepté de parler de cette question. Elle est également revenue sur son travail et sur ses engagements.

Corine Pelluchon,  photo: Claude Truong-Ngoc,  CC BY-SA 3.0 Unported
Corine Pelluchon, bonjour, vous enseignez la philosophie à l'université de Franche-Comté. Vous avez également donné des cours d'éthique médicale à l'espace éthique de l’APHP à destination du personnel soignant. Votre travail de recherche s'attache à des questions d'éthique appliquée, en particulier à la relation de l'homme à l'environnement et aux animaux. Vous avez également traité de questions de bioéthique, pour lesquelles vous avez mené un important travail de terrain dans les hôpitaux. Pouvez-vous nous parler de ce travail ?

« Ce travail date des années 2000. Je revenais d'une année à Boston, où j'avais enseigné l'éthique médicale. A mon retour, j'ai passé trois jours par semaine au service de réanimation/anesthésie de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, pendant six mois. J'y ai rencontré des soignants, les familles des patients et les patients eux-mêmes. Ces patients étaient en soin palliatifs, et souffraient de sclérose latérale amyotrophique, une maladie dégénérative. A l'époque, j'écrivais L'autonomie brisée, un travail qui avait pour objectif de reconfigurer la notion d'autonomie, de façon à lui donner un sens y compris chez des personnes qui ont du mal à s'autodéterminer, ou dont les facultés cognitives sont diminuées. Il s'agissait de penser l'autonomie au-delà de la compétence juridique et de lui donner un sens à la lumière de cette vulnérabilité. Dans mon travail, je parle de cette notion en tant que point d'arrivée plus qu'en tant que point de départ, en prenant l'exemple de situations extrêmes – comme la maladie d'Alzheimer. Ces situations montrent que l'angoisse, la douleur, le déni, la dépression peuvent affecter la capacité d'une personne à faire des choix libres. Le consentement éclairé n'est pas une vue de l'esprit : il exige que l'on accompagne le patient pour lui permettre de faire les choix qui lui conviennent et correspondent à ses valeurs. »

Photo illustrative: Barbora Kmentová
« Ce travail m'a inspiré ce que j'ai appelé une éthique de la vulnérabilité. L'idée était de montrer que les personnes en situation de vulnérabilité peuvent aussi participer au monde. Elles ne sont pas passives. Il s'agissait aussi de rafraîchir la conception de l'homme qui sous-tend les théories politiques. J'essaie de bâtir une philosophie politique assise sur une conception de l'homme comme individu incarné et relationnel, toujours en rapport avec les autres vivants et les autres humains. Il n'est pas seulement interdépendant : il porte en lui les autres vivants. La matérialité de son existence montre que l'écologie constitue un chapitre d'une philosophie de l'existence. »

« Ce travail de terrain a donc été un point de départ, mais ce que je cherchais à voir dépassait l'éthique médicale. J'ai beaucoup appris au contact des soignants, des patients. Ils ont inspiré mon travail et modifié ma manière de voir les choses. Pour ma part, j'ai essayé de procurer aux soignants un certain nombre d'outils philosophiques pouvant éclairer leurs pratiques, lesquelles étaient premières. »

Vous allez inaugurer cette Nuit de la philosophie puisque vous allez en donner la première conférence à 19h. Comment abordez-vous cet événement ?

« Ce n'est pas la première fois que je participe à une Nuit de la philosophie. J'ai participé à cet événement à Londres, à Buenos Aires, et aussi à Athènes – là c'était une Nuit des idées. J'aborde très simplement cette première édition à Prague, et j'espère que ce sera un succès. J'aimerais aussi, évidemment, que les gens qui viendront pour écouter en seront transformés. C'est peut-être un rêve… En tout cas, j'ouvre cette Nuit avec un sujet difficile : la question animale. Prendre les animaux au sérieux : qu'est-ce que cela change pour l'éthique et la politique ? Je politise la question animale. Les intérêts des animaux doivent aussi entrer dans la définition du bien commun. Je sais que c'est très osé de dire cela, mais j'essaie de le fonder rationnellement, en m'appuyant sur les travaux que j'ai récemment publiés. »

Les questions animales et environnementales sont des questions de prédilection pour vous. Avez-vous le sentiment d'une responsabilité particulière, en tant que philosophe, dans le traitement de ces questions ?

Photo: tiverylucky / freedigitalphotos
« Oui. Dans ma démarche philosophique il y a toujours un souci constructif. J'essaie de m'attaquer à des questions qui sont difficiles mais qui vont au-delà du credo libéral, au-delà des questions de coexistence pacifique entre nous. Les problèmes qui m'intéressent, que ce soient les techniques médicales, le suicide assisté, les dommages que nous créons sur les écosystèmes, la violence que nous infligeons aux animaux – animaux que je considère comme subjectivités, comme autres existants – nécessitent une réflexion pour savoir ce que nous allons faire. Ces problèmes impliquent un changement dans nos habitudes individuelles, dans nos manières de consommer. Il faut les poser sans être tyrannique, tout en acceptant le pluralisme politique, la démocratie, donc en acceptant aussi une société spéciste qui considère que les animaux ne sont là que pour nous servir – évidemment ce n'est pas mon point de vue puisque je suis vegan. »

Photo: stockdevil / freedigitalphotos
« Comment parvenir à faire prendre conscience de ces questions de manière harmonieuse et démocratique, comment trouver des accords sur fond de désaccord ? Comment toucher les individus de telle sorte qu'ils modifient leur manière de se rapporter aux autres vivants et êtres humains ? J'ai voulu bâtir une philosophie qui pense l'humain autrement, en partant de la corporéité. Dans ma pratique il y a un va et vient entre l'élaboration philosophique et le travail de terrain. Je suis très proche de certaines associations de protection des animaux. Je peux dire sans sourciller que la question animale est sans doute la question de ma vie, celle qui me tourmente et me blesse le plus. Ce que l'on fait aux animaux, chaque jour, est horrible. J'essaie d'amener ces questions dans la cité avec un souci de construction et de modération, de manière à la fois radicale et modérée au sens où il faut le faire démocratiquement. Ma responsabilité consiste à ne pas être seulement là pour critiquer mais surtout pour proposer. »

Le discours politique aborde plutôt la question écologique en termes d'économie des ressources alors que vous l'abordez en termes de relation de l'homme à son habitat. Avez-vous le sentiment d'une démission de la sphère politique vis-à-vis de l'exigence philosophique ?

« Non. Les politiques font ce qu'ils peuvent. La question écologique s'est invitée assez tard pour beaucoup d'entre eux. Elle ne s'est posée que lorsque les politiques ont commencé à s'apercevoir, justement, que les ressources s'amenuisaient et que le problème du réchauffement climatique allait avoir des conséquences énormes sur le plan géopolitique. Il remettra probablement en cause le fonctionnement de la démocratie. Sans être catastrophiste, il faut prendre la mesure de cela. Je crois qu'aujourd'hui, de plus en plus de personnes - qu'il s'agisse des représentés ou des représentants - sont conscientes du problème. »

Photo: Apple's Eyes Studio
« Pour ma part, je pense que la crise environnementale est plus qu'une crise des ressources : elle concerne notre rapport à la nature, notre manière d'habiter la Terre. Cette crise est liée à nos représentations : pendant très longtemps, nous avons cru que la nature n'était qu'un décor de l'Histoire extérieur à nos vies. Quand on réfléchit aux fondations de la pensée politique moderne et contemporaine, de Hobbes à Rawls, on s'aperçoit que les Droits de l'Homme sont fondés sur la notion d'agent moral individuel. C'est normal : pour fonder un Etat laïc, pour accorder aux êtres humains des droits égaux, il fallait abstraire l'Homme de ses appartenances. Mais en faisant cela, on a gommé cette dimension relationnelle et incarnée que j'essaie de mettre au jour. C'est une manière de compléter les Droits de l'Homme, et non pas de jeter le bébé avec l'eau du bain car on ne dira jamais assez tout ce que nous devons aux Droits de l'Homme. Dans la philosophie, il y a une profondeur que les politiques, qui sont dans l'action, ne peuvent pas avoir tout de suite. »

« Quoi qu'il en soit, l'écologie ne peut pas être une discipline coupée de nos vies. En politique, cette question est secondarisée. Il y a un ministère de l'écologie qui a son budget, à côté de celui de l'éducation, de la santé, de l'économie. Alors que ce sont des questions qui devraient être étudiées de manière transversale. Il y a plusieurs niveaux pour traiter de la question écologique : ils ne se limitent pas à des règlementations économiques et juridiques, même si elles sont importantes. L'accord de la COP 21 qui a eu lieu à Paris n'est pas si mauvais au regard des autres, mais il ne permet pas de traiter tous les problèmes : par exemple, le silence est assourdissant en ce qui concerne la responsabilité de l'élevage intensif dans le réchauffement climatique. Il y a un travail important, que certains d'entre nous menons, et qui peut-être portera ses fruits avec un décalage dans le temps, ou qui peut-être ne portera pas ses fruits, je ne sais pas. Mais je pense que de plus en plus de personnes auront ce sentiment d'urgence et de responsabilité pour des sujets qui dépassent nos vies et qui sont plus importants que nos vies. »


Plus d'informations sur le travail de Corine Pelluchon :

http://corine-pelluchon.fr/