Jan Zabrana, toute une vie d'un homme déjà mort au monde

En septembre 2005, les éditions françaises Allia ont publié Toute une vie, recueil rassemblant des extraits du journal tenu par le traducteur et poète tchèque Jan Zabrana. Un aperçu des réflexions intimes et sans détours d'un homme qui avait une conscience douloureuse de son existence au coeur d'un régime politique qui, comme à tant d'autres, lui étouffa la parole.

C'est en 1984, à bout de ce souffle rageur qui inspira les pointes acerbes de ses annotations quotidiennes, usé par le cancer, que disparaît Jan Zabrana, à l'âge de 53 ans. Traducteur de russe et d'anglais, poète, comme nombre d'intellectuels tchèques, il passa par la case obligée des travaux manuels, car dans le mauvais jeu de la société communiste d'alors, celui qui travaille avec les mots, l'intellectuel, est bourgeois, enfin... surtout s'il est suspect de ne pas souscrire à la cause. Nocif donc, et à rééduquer, forcément. Mais quand on sort d'une famille d'instituteurs de Moravie du Sud, qui ont la mauvaise idée d'être de centre-gauche, quand on a une mère qui devient députée et se bat aux heures de crise de la fin des années 1940 pour que soit maintenu le gouvernement social-démocrate sur la brèche, il ne fait pas bon grandir en Tchécoslovaquie. Arrêtée en 1949, la mère de Zabrana est condamnée à dix-huit ans de prison pour « haute trahison ». La ronde des procès politiques fabriqués a commencé, elle en est une des premières victimes ; en 1952, ce sera au tour du père de Zabrana, condamné à dix ans ferme. Le jeune homme est à cette occasion définitivement exclu de l'université, où il avait réussi à passer quelque temps malgré tout, sautant d'une matière à l'autre, au gré des autorisations ou des rejets pour « inaptitude politique à l'étude ».

La version française du journal de Jan Zabrana ne représente qu'un petit dixième de l'édition tchèque de quelque 1100 pages, publiée par la maison d'édition pragoise Torst, en 1992. C'est Patrik Ourednik, auteur notamment du livre Europeana, et Marianne Cannavagio, traductrice attitrée de l'écrivain Jachym Topol, qui se sont chargés de la traduction à quatre mains des pensées de Zabrana pendant les années qui suivirent le coup d'arrêt mis au printemps de Prague. Un choix de concision temporelle dont Patrik Ourednik s'explique dans son introduction par la volonté de garder l'unité de ton de réflexion, faisant par ailleurs sans cesse référence à la période précédant 1968.

« Ils nous auront, ils nous auront tous... Ils ne sont pas pressés, ils ont le temps... », me disait hier M. J'aurais voulu lui répondre : « Mais non ! J'ai une idée sensationnelle qui démolira tous leurs plans vite fait bien fait. Tu sais ce qu'on va faire ? On va mourir avant qu'il ne nous aient eus. Si on meurt avant qu'ils ne nous aient eus, ils ne nous auront pas, tu piges ? Et toc ! Faut pas se laisser faire ! » Ne nous laissons pas leurrer par le ton quelque peu désinvolte et humoristique de cette réflexion de Zabrana : ils, ce sont les communistes, et rien ni personne de près ou de loin en rapport avec eux ne trouve grâce à ses yeux, pas même les hommes du printemps de Prague. Pour Zabrana, c'est bonnet blanc et blanc bonnet, et le socialisme à visage humain n'est rien d'autre qu'une autre grotesque phrase vide de sens. Et quand bien même : « Il y a une chose que je sais depuis toujours, je le sais depuis 1948 : contre le communisme, je suis et serai prêt à m'associer avec n'importe qui - sauf les communistes. » Cette conviction, elle semble ancrée en lui comme l'unique certitude de cette existence qui paraît si fragile et si dépourvue de contenu. Une certitude acquise tôt, trop tôt, par le jeune homme, qui, entrant à peine dans l'âge adulte, voit ses parents disparaître derrière les murs des prisons communistes. Sa dépression sous-jacente, qui affleure à chaque ligne de son journal, prend une pente encore plus descendante à partir de 1969, date à laquelle commence la période dite de normalisation : « entrer pour la deuxième fois dans le deuxième fleuve », note-t-il en guise d'interjection qui se suffit à elle-même.

Alors qu'il est toujours ajusteur-mécanicien, puis plus tard aiguiseur dans une usine d'émaillage, Zabrana parvient à faire publier ses premières traductions en 1955, ce qui lui permettra de quitter l'atelier et de devenir traducteur professionnel de russe, puis d'anglais. Dans son journal, on peut lire cette phrase un peu potache, comme un défi à tout carcan : « Le meilleur traducteur n'est pas celui qui traduit comme il faut, mais comme il le veut.» Norbert Holub est poète et médecin, mais il a surtout préparé le site internet consacré à Jan Zabrana et mis en ligne lors de la commémoration des vingt ans de sa disparition. Nous lui avons demandé ce que lui inspirait cette phrase en particulier dans la perspective du travail de Zabrana. Peut-on dire que ses traductions sont une oeuvre en soi et quel a été son apport ? Norbert Holub :

« Dans son journal, cette phrase est bel et bien retirée de tout contexte, si je me souviens bien, il ne s'exprime pas plus avant à ce propos. Mais évidemment, Zabrana était un traducteur qui avait une très grande expérience, il était très érudit, et surtout un très grand travailleur qui parvenait à faire énormément de traductions. Même si d'une certaine façon il détestait aussi un peu ce métier, il en était malgré tout extrêmement fier, en tout cas pour la majeure partie de ses traductions. Elles sont de qualité. Et son apport majeur, c'est que dans les années cinquante, puis soixante, il a littéralement bataillé pour que paraissent en Tchécoslovaquie des auteurs étrangers qui étaient et dont il estimait qu'ils seraient incontournables, qu'il s'agisse des beatniks américains, ou Sergueï Jesenine ou Andreï Platonov. Il avait vraiment le flair pour ça. Et surtout il a eu l'endurance pour imposer certains auteurs dans les plans éditoriaux de certaines maisons d'édition et rédactions, puis la capacité d'en faire des traductions de qualité. »

Pour misanthrope qu'il ait été, Zabrana ne vécut pas pour autant en reclu total du monde, il entretint des liens d'amitié avec d'autres grands noms de la littérature et du monde culturel de l'époque, comme le poète et artiste Jiri Kolar, ou encore Josef Skvorecky, qu'il fréquenta à Prague du début des années cinquante jusqu'à ce que celui-ci émigre. Norbert Holub :

« Leur point commun, c'était sans aucune doute leur intérêt pour la littérature anglo-américaine. Jan Zabrana a toujours été un peu écartelé entre la culture russe et la civilisation anglo-américaine. Mais je crois qu'un de leurs grands points communs, c'était un regard sur la vie, réaliste et légèrement cynique. Ensuite, ils ont aussi travaillé ensemble, au niveau littéraire, sur des romans policiers. Par la suite, ils ont entretenu une correspondance, ce qui était bien entendu compliqué, parce que Zabrana devait utiliser des services de courriers spéciaux ou devait envoyer ses lettres à une autre adresse que celle de Skvorecky. »

Personne n'échappe aux attaques cinglantes de Zabrana, si les communistes ont une place de choix, il malmène aussi les Américains qu'il trouve naïfs et bêtas à souhait. Zabrana trempe sa plume dans un encrier rempli de vitriol et distribue les mauvais points au gré de son dégoût et de sa mauvaise humeur - celle issue du désespoir. Ses écrits intimes sont des paragraphes courts, acerbes, petites histoires ou ruminations sur la petite et la grande histoire, les gens et leur lâcheté grosse comme des baudruches, les médiocrités du quotidien. Autant de fragments dans lesquels il raconte, par exemple, comment telle ancienne camarade de classe qu'il ne connaissait ni d'Eve ni d'Adam, fit du zèle et, parée de son devoir civique, informa les autorités concernées du profil suspect que présentait, selon elle, le traducteur. Chronique de la petitesse ordinaire. Ses réflexions sont parfois juste courtes et cinglantes, des aphorismes qui sont pourtant autant de batailles perdues : « Cherchez, vous ne trouverez point, demandez, on vous enverra ch... » Ou encore des paroles glânées au vol, des moments de vie : « Un type dans le tram : 'S'ils les font aussi infects, ces saucissons, c'est pour que les gens en achètent moins, c'est évident' ». Des bouts de phrases, des invitations à lui-même, des impératifs, à faire peut-être, bons à noter en tout cas, poétiques et audacieux, dans leur juxtaposition, non-dénués d'une vulgarité sans fard, mais forte et poignante : « ... dans le ciel la lune comme une vésicule enflée. ... enterrer discrètement son talent comme une merde dans le sable d'une plage, en pleine nuit. ... se brosser l'or dans la bouche. »

Zabrana ne s'est lui-même pas engagé de manière publique. Malgré sa révolte intérieure, il n'a pas pour autant été dissident au sens politique du terme, il était déjà dissident d'une existence qu'il portait comme des vêtements trop serrés. Enfermé dans une existence qui, pour lui, avait les atours d'un linceul.

« Je suis allé en Russie trois fois, et chaque fois, je me suis fait voler ma casquette. (Non : la troisième fois, c'était un chapeau.) Cela ne présente pas les Russes sous un jour favorable. Diable ! Ils avancent vers le communisme à pas de géant mais le désir de casquette reste fort. »

Chapeau bas posthume à Jan Zabrana.