Sur les traces de la révolution de Velours – L’Avenue nationale, là où tout a commencé (I)

17. listopad 1989 na Národní třídě, foto: Paměť národa

Prague, 17 novembre 1989. Avec l’autorisation du régime, une marche se tient à l’occasion du 50e anniversaire de la lutte des étudiants pour la liberté. Dans un premier temps, ses participants se rendent d’Albertov, lieu de rassemblement, à Vyšehrad. Puis la foule poursuit sa route le long des quais avec pour idée de se rendre sur la place Venceslas. Aux étudiants euphoriques se joignent spontanément des Pragois. Plusieurs dizaines de milliers de personnes se retrouvent finalement. Prague n’avait plus connu cela depuis vingt ans. Mais la police guette leur passage et bloque les manifestants sur l’Avenue nationale. L’intervention brutale qui s’ensuit, marque le point de départ de ce qui deviendra la révolution de Velours. A l’époque, Monika Pajerová, 23 ans, était la seule femme parmi les leaders étudiants. Au micro de Radio Prague International, elle a raconté cette journée dramatique du 17 novembre.

L’Avenue nationale,  le 17 novembre 1989 | Photo: Paměť národa

Monika Pajerová | Photo: Eva Turečková,  Radio Prague Int.
« Quand nous sommes arrivés à ce carrefour, nous avons d’abord eu l’idée de marcher sur les pas des étudiants qui, en 1948, s’étaient rendus au Château de Prague. Mais comme la plupart d’entre nous préféraient aller jusqu’à la place Venceslas, nous avons ici tourné à droite sur l’Avenue nationale sans savoir que nous tombions ainsi dans un traquenard. Nous sommes restés là, assis ou debout dans la rue, pendant plusieurs heures en demandant aux policiers de nous laisser passer. »

« La nuit était tombée, il faisait froid, et moi j’ai perdu tous mes collègues dans la confusion générale. Des milliers de personnes étaient coincées dans cette rue et beaucoup ont pris peur. Vers 20 heures, il est devenu évident que sortir de là serait compliqué. Nous avions tous en tête ce qui s’était passé quelques mois plus tôt sur la place Tiananmen à Pékin et les violentes répressions. Nous ne savions absolument pas si l’armée, les policiers avec leurs fourgons et tous leurs chiens et même les unités anti-émeutes qui descendaient en rappel depuis les toits des bâtiments, n’allaient pas charger ou commencer à nous tirer dessus. La situation était très incertaine. »

L’Avenue nationale à présent,  photo: Ian Willoughby
Nous avions convenu avec Monika Pajerová de nous retrouver à l’angle de la rue Mikulandská et de l’Avenue nationale. Le passage qui se trouve là et dans lequel les policiers avaient alors violemment dispersé les manifestants, est aujourd’hui recouvert de verre et fait désormais partie du bâtiment où siège l’Ordre des avocats tchèque. La plaque commémorative installée sous les arcades en 1990, devant laquelle les passants pouvaient se recueillir dans le silence et y allumer une bougie à l’abri des regards, a été déplacée pour être fixée sur la façade qui donne sur l’Avenue nationale, où des centaines de tramways passent quotidiennement.

Ce déplacement, il y a trois ans de cela, avait été vivement critiqué par certains, qui estimaient qu’il s’agissait d’une atteinte à l’histoire du lieu. Aujourd’hui âgée de 53 ans, Monika Pajerová n’a rien perdu de la vitalité qui était la sienne il y a trente ans. Elle se souvient encore très précisément de ce qui lui est alors passé par la tête lorsqu'elle s’est retrouvée nez à nez avec les boucliers en plexiglas et les matraques :

« J’avais le sentiment de m’être fait avoir et qu’aux yeux des policiers, j’avais enfin droit à ce qu’ils me promettaient depuis quelque temps déjà. J’avais été interrogée pour la première fois à l’âge de 16 ans pour des cours de langue que je donnais à des dissidents. J’étais dans leur collimateur, me faire attraper me pendait donc au nez et je me suis alors dit qu’ils m’avaient enfin eue. »

Photo: ČT24
Monika Pajerová reconnaît qu’elle a alors pensé à tout ce qu’elle risquait de perdre : sa fille Emma, à laquelle elle avait donné naissance un an et demi plus tôt, et à ses études à l’Université Charles. Mais aussi à sa propre responsabilité vis-à-vis des autres participants à la manifestation :

« J’ai activement convaincu mes collègues et mes amis à la faculté des lettres, à la faculté de journalisme ou aux écoles de cinéma, de théâtre et d’architecture de se joindre à nous le 17 novembre en leur disant que je pouvais leur garantir que c’était la première fois, et peut-être bien la dernière, qu’ils pouvaient participer à un tel rassemblement sans risque d’être matraqué, de finir en prison ou d’être interrogé, qu’il s’agissait d’une manifestation autorisée. »

« J’ai alors cherché le commandant de cette intervention parce qu’en tant que responsable du centre d’information étudiant, je faisais partie de ceux qui avaient mené les démarches pour obtenir l’autorisation de manifester et distribué des tracts. Mais il était absolument impossible de communiquer avec les policiers, leurs visages étaient de pierre. Tous ces soldats et policiers étaient des gens de notre âge, mais ils étaient complétement impassibles et indifférents. »

« Je dois avouer que c’était un sentiment horrible. A un moment, j’ai même pensé que je ne sortirais jamais de cet endroit et que c’était la fin de ma vie. »

Placés aux deux extrémités du rassemblement tout en bloquant les rues perpendiculaires à l’Avenue nationale pour empêcher les gens de prendre fuite, les policiers ont accentué la pression en avançant devant comme derrière, comprimant ainsi la foule. La seule issue de secours poussait les manifestants à passer par la rue Mikulandská, où avaient été préalablement déployés lesdits « bérets rouges », membres des brigades spéciales du ministère de l’Intérieur.

Le 17 novembre 1989,  Albertov,  Prague | Photo: Archives de l’Université Charles
« Quand les étudiants qui avaient été passés à tabac sont rentrés chez eux et ont expliqué ce qui s’était passé à Prague ce 17 novembre, les gens ont automatiquement fait le rapprochement avec les événements de 1939. Ils se sont dit : ‘c’est un vendredi noir comme en 39, ils nous tabassent nos enfants’. »

Monika Pajerová se souvient du début de la manifestation, du discours qu’elle a prononcé devant les étudiants rassemblés dans le quartier d’Albertov pour appeler au dialogue et à la non-violence, des préparatifs, de son voyage en Allemagne de l’Est pour consulter ses collègues qui lui avaient donné un précieux conseil : combiner la manifestation contre le régime avec un événement historique que, de par sa nature, le parti communiste pourrait difficilement interdire. C’est ainsi qu’il fut décidé d’organiser une marche du souvenir le 17 novembre, jour du 50e anniversaire de la violente répression menée à Prague par les nazis contre les étudiants en 1939 qui entraîna la mort de l’un d’entre eux, Jan Opletal.

Novembre 1989,  photo: Josed Šrámek ml.,  CC BY 4.0
Monika Pajerová rejette l’idée parfois avancée selon laquelle les dissidents auraient participé aux préparatifs de la marche. Elle explique que la majorité des étudiants présents ce jour-là à Albertov et sur l’Avenue nationale ne connaissaient pas personnellement les signataires de la Charte 77 ou les membres du Comité de protection des personnes injustement poursuivies. Nombre de ces étudiants étaient originaires de la province, de villages et de familles dont les autorités communistes avaient pris soin de vérifier la loyauté au régime.

« Ils ne nous ont absolument pas aidés. Comme me l’ont expliqué plus tard Václav Havel et Jiří Dienstbier, si les dissidents avaient personnellement participé à notre marche, celle-ci se serait terminée comme toutes les manifestations précédentes en 1988 et 1989. Cela signifie que quelques centaines de personnes, un millier tout au plus, qui se connaissaient toutes plus ou moins, se seraient rassemblées, puis les forces de la StB (le service de renseignements du régime) nous auraient immédiatement ramassés et il n’y aurait alors eu aucune marche à travers Prague. Et s’il n’y avait pas eu cette marche, il n’y aurait pas eu tous ces gens qui se sont joints à nous au fur et à mesure alors qu’ils ne savaient même pas en se levant le matin qu’il y aurait une manifestation étudiante dans la journée. »

La place Venceslas,  photo: Dušan Bouška
Deux jours après l’intervention de la police était créé le Forum civique, qui rassemblait les diverses initiatives protestataires indépendantes et était constitué des principaux dissidents. Un mouvement dont un certain Václav Havel devint le leader informel :

« Cela a été très important. Notre manifestation du 17 novembre était une étincelle. Mais s’il avait appartenu aux étudiants d’entretenir la flamme, le feu se serait rapidement éteint. D’une part parce que nous n’étions pas très nombreux, d’autre part parce que maintenir la grève d’occupation dans les bâtiments des écoles était très compliqué. Nous n’avions rien : pas d’argent, pas d’armes et nous n’étions pas prêts à affronter le régime. Tout le monde nous avait prévenus que l’armée attaquerait pour occuper les écoles le 22 novembre, mais aussi les sièges de la Télévision et de la Radio tchécoslovaques. Si cela avait été le cas, nous n’aurions pas pu nous défendre, nous n’avions aucune chance. »

Au lieu de cela, dès le 18 novembre, en réaction à la brutalité de la police la veille et à la fausse information selon laquelle un jeune manifestant a été tué, de nombreux Tchèques et Slovaques se rendent sur l’Avenue nationale pour y déposer une bougie et se recueillir. Le 19 novembre se tient un nouveau rassemblement, puis le 20 la première grande manifestation. La révolution de Velours est alors bel et bien en marche. Un peu plus d’un mois tard, Václav Havel sera élu président d’une Tchécoslovaquie de nouveau libre.

Václav Havel sur la place Venceslas en novembre 1989,  photo: MD,  CC BY-SA 3.0