Une armoire comme un îlot de liberté

Tereza Semotamová, photo: Tomáš Vodňanský, ČRo / Argo

Pouvez-vous imaginer de vivre dans une armoire ? Ce serait sans doute extrêmement incommode et pour la majorité d’entre nous c’est quasiment inimaginable. C’est pourtant l’abri que choisit une jeune femme aux abois pour laquelle le petit espace clos d’une garde-robe devient un îlot de liberté. Cette femme est l’héroïne du roman que son auteure Tereza Semotamová a intitulé tout simplement Ve skříni – Dans l’armoire.

Tereza Semotamová,  photo: Tomáš Vodňanský,  ČRo

Une enfant qui corrigeait les écrivains

Tereza Semotamová (1983) n’est pas une novice sur la scène littéraire. Elle a déjà signé toute une série d’émissions et de pièces radiophoniques et elle est même coauteure d’un livre paru en 2015. Le roman Dans l’armoire sorti en 2018 aux éditions Argo marque pourtant un tournant dans sa carrière parce que c’est son premier livre dont elle est pleinement responsable et aussi parce que l’ouvrage a été nominé au prix Magnesia litera ce qui a braqué sur elle l’attention des critiques et des lecteurs. Attirée par la littérature dès la tendre enfance, elle a manifesté ses goûts littéraires d’une façon assez particulière :

« Petite, j’avais une curieuse manie. Quand je lisais un livre et que je n’aimais pas la fin ou que je trouvais que le livre était inachevé, je corrigeais ce qui ne me plaisait pas et l’achevait moi-même. C’est ainsi que j’ai remanié par exemple le roman Petites bonnes femmes de Luisa Alcott. J’écrivais aussi de divers contes qui se terminaient par exemple par ces paroles: ‘ Moi aussi j’ai assisté à leurs noces, j’ai bien mangé et bien bu. Et s’ils ne sont pas morts, ils vivent encore …’ Je me délectais d’écrire : ‘Il était une fois …’ et de m’imprégner de ces formules de conte de fées. Dans mon enfance, je ne lisais pas la littérature de qualité. »

Un refuge incommode

'Dans l’armoire',  photo: Argo
Le personnage principal du roman Dans l’armoire est une jeune femme mal dans sa peau qui n’arrive pas à trouver sa place dans le monde. Elle s’appelle Hana, elle est sculpteur mais elle semble renoncer à sa profession. Elle est intelligente mais son intelligence la pousse à jeter un regard sans complaisance sur son entourage et l’oblige à remarquer à tout moment une certaine absurdité du monde et les aspects bizarres et parfois ridicules de la vie. Ce regard sans complaisance qui peut paraître sévère et même cynique, ne lui permet pas de partager vraiment la vie des autres. Elle n’est pas seule au monde, elle a encore ses parents, une sœur, des amis et il lui arrive de susciter le désir des hommes, mais elle n’est pas capable de s’ouvrir. Entourée de gens, elle vit dans une solitude intérieure, recroquevillée sur elle-même, et finalement recroquevillée dans une armoire, qui devient comme un symbole de son isolement. Tereza Semotamová elle-même n’arrive pas à expliquer facilement pourquoi Hana a choisi un refuge aussi inconfortable :

« Mon héroïne n’arrive pas à se débrouiller. Elle pourrait loger par exemple chez ses parents ou dans un débarras chez sa sœur ou dans l’appartement de son amie où on lui réserve une petite place. Mais elle décide de trouver une place qui ne serait qu’à elle et elle emménage dans une armoire qu’elle réussit à placer dans la cour d’un immeuble et c’est là où elle vit tant bien que mal. A vrai dire je ne sais pas comment expliquer sa motivation. Pour elle c’est comme la garantie d’une liberté provisoire, même si elle se rend compte que ce qui est possible en été, sera impossible plus tard. C’est un régime provisoire et incertain mais elle en a besoin à ce moment-là. »

Une solution fictive à un problème réel

Quand je cherchais un logement à Prague, je pouvais habiter dans des locaux divers mais je n’arrivais pas à m’installer. C’était une bataille pour mon propre espace, un espace qu’on doit chercher péniblement.

Séparée intérieurement des autres, Hana n’arrive même pas à s’identifier avec elle-même, à se rapprocher de son corps. « Je perçois mon corps à distance, il est éloigné de moi, comme s’il était quelque part en Afrique, sur le continent dont je ne sais que peu de choses, » dit-elle. Elle fait quelques tentatives pour sortir de son exil intérieur, nouer des contacts avec les autres et même gagner sa vie. Elle essaie de poser pour des photos de publicité, elle devient pour quelques heures cocher de calèche pour touristes, mais toutes ces tentatives sont condamnées à l’échec. Elle se lie d’une amitié passagère avec un boutiquier vietnamien, elle ose même s’engager dans un flirt sans lendemain avec un éleveur de pigeons, mais elle finit toujours dans son armoire. Tereza Semotamová constate que c’est une solution fictive à un problème réel :

« Je me rends compte qu’elle a été ma motivation. C’était tout à fait personnel. Quand je cherchais un logement à Prague, je pouvais habiter dans des locaux divers mais je n’arrivais pas à m’installer. C’était une bataille pour mon propre espace, un espace qu’on doit chercher péniblement. On doit faire appel à des connaissances ou graisser la patte d’un agent immobilier. Ce n’était pas possible dans mon cas, donc j’ai imaginé cette vie dans une armoire. Sans doute que quand on est normal, on ne le fait pas. »

L’humour des situations graves

Le passé et le présent se mélangent dans ce roman et le lecteur n’arrive pas facilement à discerner dans le courant de la narration la réalité, le souvenir et le rêve. Interrogée sur les passages oniriques de son texte qui risquent de confondre le lecteur, Tereza Semotamová refuse de faire différence entre le rêve et la réalité. « Le rêve est une réalité », affirme-t-elle. Inutile de protester contre cette opinion fertile en inspirations littéraires.

Photo illustrative: KELLEPICS / Pixabay,  CC0
Une certaine fierté mélangée à de la honte ne permet pas à Hana de se confier à ses proches. Elle prétend d’avoir trouvé un poste lucratif dans une banque, elle ment à sa mère et sa sœur, et ces mensonges l’isolent encore davantage de ceux qui pourraient l’aider. Refugiée dans son armoire, elle revoit des épisodes de sa vie antérieure, son séjour à Berlin, la liaison difficile et pleine de petites déceptions inavouées avec un homme qui est mort récemment et qui a quand même laissé en elle une trace profonde, comme une plaie qui tarde à cicatriser. Cependant, même dans les moments les plus sérieux, la gravité du récit est érodée par le regard de la narratrice qui enregistre tous les détails bizarres, absurdes, drôles et même grotesques de l’existence. Dans cette optique, même la vie dans une armoire peut devenir une aventure drôle et amusante. Trouver de l’humour dans les situations graves était d’ailleurs aussi l’intention de l’auteure :

« Je joue des clowneries avec moi-même et je n’arrive pas à admettre ma propre angoisse. Mais il n’est pas nécessaire d’expliquer tout cela aux lecteurs. (…) Je voulais éviter, et nous avons discuté de cela lors de la rédaction de ce livre, que ce soit un texte pleurnichard. Je ne voulais pas présenter le personnage principal comme une pauvresse obligée de vivre dans une armoire, mais je cherchais aussi l’aspect humoristique de sa situation : ‘Habiter dans une armoire ? Moi ? Ha ha ha, comment est-ce possible ?’ Je voulais donc que ce soit tragi-comique. »

Hana, cette héroïne moderne qui dort dans son armoire comme jadis Diogène dans sa jarre, réussit à vivre dans un dénuement quasi-total mais elle peut être complètement sincère et franche dans ses considérations sur les autres et sur elle-même. Evidemment, une telle liberté ne peut pas rester impunie. Elle se paye par l’isolement, l’inconfort, l’angoisse et la difficulté de vivre. Cependant, tous ces maux peuvent être rendus supportables par l’humour libérateur.