Les recettes de Minna : le testament de Terezín

« Bonjour, êtes-vous Anny Stern ? De Tchécoslovaquie ? J’ai un paquet pour vous de la part de votre mère ». New York. Les années 1970. Anny Stern reçoit un coup de téléphone d’un inconnu. Il lui remettra un petit carnet de feuillets jaunis, cousus ensemble, enveloppés dans du papier kraft. A l’intérieur de ce cahier fragile : des recettes de cuisine que Minna Pächter, la mère d’Anny Stern, a rédigées, avant sa mort, alors qu’elle était internée dans le camp de Terezin pendant la Deuxième guerre mondiale.

« Baisers de boutons de rose », « Gâteau de bonne santé »... La femme qui couche sur le papier les détails de la fabrication de petits plats et ses bons trucs de cuisinière, c’est une femme qui a faim. Internée dans le camp de Terezín en 1942, Minna Pächter, tout comme ses codétenues, rassemble ses forces pour accomplir un dernier geste d’amour vis-à-vis de sa fille, Anny qui a quitté la Tchécoslovaquie à temps pour la Palestine, en 1939. Ecrire des recettes de cuisine à Terezín : le paradoxe de cette réalité est poignant.

C’est aussi ce qui a touché la documentariste française Anne Georget lorsqu’elle a découvert l’histoire de Minna et d’Anny :

« Quand j’ai lu ces lignes, cette juxtaposition de mots : Terezín, carnets de cuisine... il y a quelque chose de très choquant. Petit à petit on réfléchit, on imagine cette femme qui était une grand-mère, on l’imagine discutant avec d’autres femmes de son âge de la vie normale, de ce foyer qu’elle tenait, des repas de fête, de ce qu’elle aimait faire pour son petit-fils etc. Et on les imagine dans une situation pas possible, mourant de faim. Quand j’ai commencé à chercher de la documentation, je me suis aperçue qu’il y avait toute une hiérarchie à Terezín : comme il n’y avait pas assez à manger pour tout le monde, le Conseil juif des anciens avait pris la décision consciente de favoriser plutôt les travailleurs de force et les enfants qui avaient le plus de chances de sortir de cet enfer, et de donner un peu moins de nourriture aux personnes âgées qui d’une certaine façon n’avaient pas de valeur de travail. C’était une décision terrible à prendre mais ils l’ont prise en conscience. Les personnes âgées étaient particulièrement démunies dans le camp de Terezín. Imaginer cette grand-mère qui mourrait de faim et qui devait chercher dans les poubelles des épluchures de pommes de terre et dans le même temps qui se querellait avec ses compagnes de dortoir pour savoir si l’une mettait de la poudre d’amande, l’autre de la poudre de noisette dans les gâteaux, et comment elles faisaient le strudel, le goulash, c’était quelque chose de bouleversant ! »

En 2008, Anne Georget a réalisé un documentaire qui retrace l’odyssée des carnets de Minna Pächter.

En 1944, Minna sent que c’est la fin. A Terezín, elle confie alors ce recueil de recettes à un antiquaire qu’elle connaissait avant la guerre et qu’elle charge de le transmettre à sa fille, sans même savoir si celui-ci survivra à l’horreur. Anne Georget :

« Il se trouve qu’Arthur Buxbaum a survécu à Terezín, qu’il est retourné vivre dans sa ville de Teplice. Il ne pouvait pas voyager, il s’est retrouvé coincé là tout le reste de sa vie. Un jour un visiteur est passé par là, il lui a dit : ‘j’ai fait une promesse, pouvez-vous m’aider à la tenir, et prendre ce carnet et aller voir si vous retrouvez cette fameuse Anny Stern en Israël. Grosso modo, ce carnet a mis une vingtaine d’année à lui parvenir. En Israël, le voyageur chargé du paquet a posé des questions : on lui a dit qu’Anny Stern habitait à Haïfa mais qu’elle était partie aux Etats-Unis. Il est reparti avec le paquet pour New York à une réunion de Juifs tchèques qui ont dit qu’ils connaissaient Anny Stern. C’est comme ça qu’un jour le téléphone a sonné chez Anny... Pour Anny ça a dû être un choc terrible parce qu’elle ne s’était sans doute pas remise de la culpabilité d’avoir laissé Minna derrière elle quand elle a quitté la Tchécoslovaquie dans les derniers jours où c’était encore possible. Mais Minna ne voulait pas partir, elle disait : on ne déracine pas les vieux arbres, il ne peut rien nous arriver. Ça a dû être très dur pour Anny. Ensuite, elle n’avait pas idée de ce qui se passait quand elle était en Palestine, elle ne l’a appris qu’après la guerre. C’était un sujet très douloureux et tout d’un coup le téléphone qui sonne et qui vous annonce un paquet qui arrive... Elle a dit : pour moi, c’était une main qui sortait de la tombe. Elle n’a pas pu l’ouvrir pendant très longtemps et ensuite elle l’a caché dans sa bibliothèque et l’a mis derrière un rempart de livres pour le protéger. Comme quelque chose d’enfoui au fond de son coeur. »

Tellement enfoui qu’Anny Stern ne le ressortira que dans les années 1990, quelques années avant sa mort, pour le montrer à une amie, qui la poussera à le publier. C’est Bianca Brown, une autre femme originaire de Tchécoslovaquie, qui avait survécu à Terezín, qui se chargera de la traduction... En 1996, un peu après la disparition d’Anny, les recettes de Minna sortent aux Etats-Unis.

En France aussi, l’histoire des carnets ainsi qu’une sélection de ses recettes a été publiée aux éditions du Seuil par Anne Georget et sa compagne de route dans ce projet, l’illustratrice Elsie Herberstein. Dans l’ouvrage tout comme dans le documentaire, celle-ci a prêté son coup de crayon pour la représentation des gestes de la cuisine et des recettes. Elsie Herberstein :

« C’est Anne qui a pensé au dessin. Parce que filmer ces recettes lui paraissait un peu brut et inadéquat. Ce n’est pas une émisson de cuisine, on ne filme pas ces recettes comme n’importe quelles recettes de cuisine. Elle se demandait comment les évoquer autrement et elle a pensé au dessin. Elle connaissait déjà mon travail, on se connaissait depuis quelques années. Elle m’a appelée un jour pour me raconter l’histoire de Minna, et m’a dit qu’elle souhaitait que je l’accompagne sur le tournage et qu’au moment où les différents témoins, comme Bianca la traductrice ou d’autres protagonistes, réalisent les recettes sous nos yeux, la caméra serait sur la feuille de papier au lieu d’être sur les personnes. On voit d’abord apparaître de façon quasi abstraite des lignes dont on ne sait pas trop ce qu’elles vont donner, des taches de couleur. Et au fur et à mesure on voit tous les gestes qui composent la recette. Je dessinais sur le vif, très vite, il fallait que je suive les gestes qui se faisaient sous mes yeux. On voit apparaître le dessin et le dessin créé est vraiment un liant dans le film, avec une valeur émotionnelle. Ça communique cette tendresse et un passage aisé entre le passé et le présent. »

Elsie Herbestein a ainsi travaillé au crayon et à l’aquarelle. Et la légèreté du trait, l’aspect fluide des couleurs de l’aquarelle plongent le spectateur ou le lecteur comme dans un livre d’images d’antan, un album suranné. Comme un retour dans l’enfance. Et l’enfance, ce sont aussi des odeurs, des goûts... Et les recettes de Minna, c’est une certaine saveur de l’Europe centrale, comme le concède Elsie Herberstein qui est d’origine autrichienne :

« Bianca a un moment donné fait un gâteau au pavot. Mes deux grands-mères viennent d’une région qui est près de frontière tchèque où on cultive le pavot, le Waldviertel. Tout de suite il y a ces saveurs qui sont remontées. J’avais vraiment une proximité et une complicité très fortes que ce soit avec Bianca ou avec David, le petit-fils de Minna, quand on était à Washington. On parlait de ces saveurs d’enfance et on pouvait le faire pendant des heures, de ces ambiances aussi qu’il y a en Europe centrale. Cela nous rappelait tout ça même si on n’a pas du tout le même âge. On parlait de choses qu’on connaissait bien et qui nous rapprochaient beaucoup. C’était notre petite madeleine à nous, ces strudels, ces gâteaux au pavot, ces caramels de Baden, c’est aussi toute mon enfance. Ces soupes aussi, j’aime beaucoup quand David parle des soupes : il dit qu’il aime tellement les soupes qu’on les sert en dernier parce que sinon, il ne mangerait que cela. Moi les soupes, c’est pareil : à chaque fois qu’on va en Autriche, on mange beaucoup plus de soupes qu’en France. Il y a toutes ces boulettes et ces bouillons... Pour moi c’est totalement lié à ma mère ou ma grand-mère. »

L’histoire de Minna Pächter et de ses recettes de cuisine, à travers les années bien après sa disparition, c’est donc aussi l’histoire de femmes : Anny Stern, sa fille, celle des deux femmes qui ont aidé à la publication en anglais de ce recueil, puis enfin, celle d’Anne Georget et d’Elsie Herberstein. C’est l’histoire de la transmission générationnelle de certains savoirs des mères à leurs filles, du don de soi. L’histoire d’une des plus primaires et des plus douces preuves d’amour entre les êtres : la nourriture. Les mères nourrissent leurs enfants pour les faire vivre, les voir grandir, leur apporter aussi de la joie. Et Minna Pächter, au seuil d’une mort certaine a ainsi voulu témoigner de son amour pour sa fille, et pour son petit-fils David. Anne Georget :

« C’était une sorte de testament : elle a écrit ce recueil de recettes pour sa fille. Comme c’était quelqu’un qui était assez cultivé, elle écrivait par ailleurs des poèmes, des lettres, je pense que le fait qu’elle ait choisi de mettre son dernier souffle, ses dernières forces dans la rédaction de ces recettes, ce que j’en comprends c’est qu’on dit beaucoup de choses de qui on est et de qui on aime en écrivant des recette de cuisine. Ça peut sembler un peu trivial au premier abord, on peut se dire : ‘c’est des histoires de bonnes femmes’. Mais au bout du compte, quand on réfléchit bien, dans les circonstances dans lesquelles Minna les a écrites, c’est quelque chose d’une grande profondeur et d’une immense sincérité. Je pense qu’il y avait l’espoir aussi : c’était la mémoire des jours heureux, des jours normaux. Et puis c’est aussi tourné vers la vie. C’est pas quelque chose où elle se complaît sur son malheur et sa faim, c’est tourné vers la vie. »

Minna Pächter avait le visage des belles grands-mères aimantes et nourricières, enveloppantes et tendres. De celles qui accompagnent l’acte de nourrir de quelques conseils pratiques... A son petit-fils David, elle apprendra que les fameux caramels de Baden ne se mangent pas en entier et d’un coup : on en prend une moitié, on en garde l’autre moitié pour les amis ou la famille, ou le lendemain, on coupe en deux le morceau restant et on savoure longtemps... Une leçon de goût qu’on oublie parfois aujourd’hui dans la vitesse du quotidien. Le documentaire d’Anne Georget s’achève sur une scène touchante entre David Stern et son propre petit-fils. Elsie Herberstein raconte :

« C’était la première fois que David lui parlait de sa grand-mère. Ça s’est improvisé comme cela car Anne est revenue à un moment où ce petit-fils était en visite chez eux, chez ses grands-parents qui le gardaient. Du coup David s’est dit : tiens, je vais lui faire goûter ces caramels de Baden et je vais lui raconter cette histoire. Moi, ça m’a beaucoup émue que cette transmission continue, cette hsistoire de famille qui au lieu de s’oublier, renaît comme cela, des années après et peut finalement prendre corps chez un tout petit être à qui l’histoire va être racontée un peu comme un conte. »

Et la transmission va au-delà... Anne Georget et Elsie Herberstein, toutes deux, ont évidemment testé et goûté les recettes de Minna :

AG : « J’ai jeté mon dévolu sur les caramels de Baden qui sont un peu la petite ritournelle qui rythme le film puisque c’était la recette préférée de David... »

EH : « Alors, j’aime beaucoup le gâteau au pavot ! J’ai aussi essayé les ‘Butter Kindeln’ qui sont des petits croissants avec une farce de noisettes et de zestes d’orange. Je ne connaissais pas cette recette. Il y a évidemment le gâteau de bonne santé, les baisers de bouton de rose que j’ai essayés, parce que le mot est tellement poétique... une des choses qui m’ont frappées, c’est le fait que les titres soient aussi décalés et aussi forts... Ça prend tout de suite au cœur quand on sait où ces recettes ont été écrites. »